About Me Livres Cheikh, journal de campagne "Cheikh", chapitre 13

15 mars. En attendant mon café, à moitié endormi, j’ai découvert que le mur de pierre situé près de la cuisine s’est effondré durant la nuit. Ma première réaction fut la résignation, mêlée d’une pointe d’ironie. J’avais remonté ce mur, il y a un an à peine et j’en étais très fier car c’était la première fois que je réalisais un mur de pierres sèches de deux mètres de haut. Mais les fortes pluies et le vent des derniers jours se sont moqués de mon travail. Cela signifie que je ne l’avais pas suffisamment stabilisé. Comme Thomas est chez moi pour une dizaine de jours, je ne peux me lancer tout de suite dans la reconstruction, ayant besoin pour y parvenir d’une concentration complète et de ne pas répondre au téléphone ou manger à midi. Lorsque Thomas se réveille, il me retrouve là, sous la pluie, en train de disposer les pierres sur la pelouse, avec un sourire désabusé, reprenant le slogan de Roxy Music : « Remake, Remodel ». Tu parles. Je n’aurai plus la prétention artistique de faire un mur de pierres sèches. Je ne me ferai pas avoir deux fois : il y aura du mortier en quantité.

J’ai vu récemment un documentaire consacré aux arbres. Si on cumule les surfaces du tronc, des branches, des brindilles, des feuilles et des racines d’un chêne adulte normal, on parvient à cent trente hectares. Pour un seul arbre. Apparemment, l’amour des arbres est une idée typiquement masculine. Un de mes oncles, chercheur agronome spécialiste de l’olivier, a étudié et suivi le développement de cette industrie dans tous les pays du bassin méditerranéen. Il y a quelques années, il m’avait raconté qu’il existe désormais des logiciels permettant de visualiser le développement d’un arbre à partir de la greffe. Comme les veines du corps humain se développent plus ou moins à l’endroit où elles sont supposées se trouver, les branches des arbres apparaissent en effet de manière prévisible. Il en va de sa position par rapport au soleil et au vent et je pense que c’est ce qui stimule notre fascination devant cet entonnoir naturel qui capte l’essence de ce qui est gratuit. Pendant le séjour de Thomas, nous avons passé plusieurs jours à élaguer. Comme je sais qu’il aime faire ça, je garde ces besognes dans l’attente de sa venue. J’en ai donc profité pour attaquer un bosquet de merisiers que je voulais tailler depuis un an. Nous les avons coupés à une hauteur de deux mètres ; on dirait un groupe de rondins fichés dans le sol. Ils ne voleront plus l’eau qu’ils prennent aux arbres qui les entourent, ce qui me permettra de planter une série de Cornus pour augmenter la surface du sous-bois. Thomas a tout de suite compris l’enjeu de cette coupe : il a pris une brindille, a décrété que ce serait sa pige, et a scié tous les rondins à la même longueur. Le tas de rondins étant joli, il l’a pris en photo pour le mettre en fond d’écran de son ordinateur portable. Le lendemain, nous nous sommes attaqués aux trois grands chênes. Il fallait couper les branches basses qui dépérissaient, à la scie, en débitant les troncs.

La veille du départ de Thomas, j’ai commencé le feu destiné à éliminer toutes les branches inutilisables. Il y avait énormément de déchets qui attendaient d’être brûlés depuis l’automne et je voulais m’assurer que même les mottes de terre remplies de chiendent et de liseron n’y survivraient pas. Pendant toute la journée, je suis revenu pour surveiller le feu qui couvait. Deux jours après, j’ai passé la journée à ranger les quatre stères de bois de chauffage que le voisin agriculteur m’a livré, puis le bois coupé par Thomas, et les fagots. Quand tout fut propre alentour, les copeaux de bois déversés dans les massifs avec les écorces de pin, les outils rangés, quand le soleil qui s’est couché à travers les nuages, je suis enfin monté dans les chênes cicatriser les plaies des branches avec du mastic de Norvège. Il faisait doux, le vent dispersait le parfum de la mélasse sombre. Les merisiers coupés vont recevoir un traitement de choc. Transpercés de trous, ils seront momifiés grâce à un produit désouchant. Et il se pourrait même que, dans un an ou deux, je recouvre leurs troncs de dessins géométriques à la pierrogravure. Quand je m’achèterai cette machine, je régresserai de quarante ans d’un coup, il y en aura partout.

J’aime savoir que je peux faire autant de feu dans la cheminée que je veux. Je n’aime pas chauffer quand ce n’est pas nécessaire, mais il est ridicule d’être radin en bois à la campagne. Cette cheminée, dans le salon, rend tout le monde heureux. Et les chenets sont ceux ramenés de la ferme de mon père. Quand je suis seul, le feu m’assurant une soirée agréable, j’ai l’esprit léger, je me sens accompagné. Pour les amis, ce cadeau dure des heures. Certains ne veulent pas aller se coucher parce qu’il y a toujours une bûche supplémentaire à brûler. Il faut alors leur dire, avec un peu d’autorité, que la cheminée ne peut tolérer la moindre absence de surveillance. Et qu’il faut recentrer le feu avant d’aller dormir, réflexe que peu de personne ont. De manière générale, très peu de personnes savent conduire un feu, dans une cheminée ou à l’extérieur. Elles ne savent pas qu’il faut le couvrir avant de le lancer sans pour autant l’étouffer. J’adore cette expression anglaise, « building a fire », qui traduit bien l’idée de construire un feu comme s’il s’agissait d’une structure architecturale. Car c’est cela, les flammes sont dirigées vers les corridors, l’air provient des soupiraux, les bûches se superposent tout en étant équilibrées, l’effet recherché est à la fois fonctionnel et esthétique. En France, on dit plus simplement « faire un feu ». So much for francophonie.

Après le départ de Thomas, je me suis offert cinq jours de mutisme total. J’ai tellement parlé pendant son séjour que je me suis démené ensuite dans le jardin. Jour après jour, j’ai enchaîné les tâches les plus dures, les plus pressantes, histoire de rattraper le retard accumulé à m’occuper des autres. J’ai enfin terminé le transfert des framboisiers. J’ai agrandi une plate-bande pour planter des groseilliers et des lavatères qui se trouvaient dans le potager. J’ai pulvérisé le dernier traitement d’hiver. J’ai complètement nettoyé le coin qui va abriter les graminées. J’ai commandé une tonne de gravier noir fin. J’ai conclu un deal avec le fils de l’agriculteur pour qu’il me livre une « botte » de vingt-cinq traverses de chemin de fer (dix euros pièce) ainsi que les rochers de son champ. Enfin, j’ai remonté le mur effondré. Je me suis appliqué, mais, avec le mortier, c’était fatigant. À un moment, il faut savoir s’arrêter sinon on fait des bêtises en choisissant la mauvaise pierre et on bâcle le travail. Il y a heureusement toujours des moments magiques, comme quand une pierre particulièrement belle est mise en valeur dans le mur, s’insère miraculeusement dans un interstice qui devient la clé de voûte. Elle est solide, elle résistera au gel et à la pression des autres pierres qui, par leur poids, vont la fatiguer année après année. Ce qui est drôle, c’est que le mur a pris une forme différente. J’aime que le hasard me dirige vers telle ou telle pierre parce qu’elle est là. C’est l’imprévu qui me conduit, comme ces averses qui m’obligent à m’abriter pour regarder le mur sous un autre angle. Faire une pause en fumant une cigarette tout en étant impatient de s’y remettre. L’envie de parvenir à une certaine hauteur avant la deadline de 19 heures. La fatigue.Le plaisir du travail fait.

Depuis quelques semaines, j’éprouve un énervement croissant face à mon ordinateur. Devant ces mails qui s’entassent avec peu de réponses de ma part, ces propositions qui ne m’intéressent pas, je ressens de plus en plus de dégoût. Car tout cela me détourne de ce livre. Personne ne m’emmerde vraiment, mais j’ai sans cesse envie d’insister : « Vous ne pouvez pas me laisser tranquille pendant six mois ? ». Je voudrais pousser l’isolement encore un peu plus loin. Par exemple, quand Thomas était là, c’était le double silence téléphonique. Les amis savaient qu’il ne fallait pas nous déranger et le téléphone sonnait encore moins que d’habitude. Thomas a fini par me dire qu’il comprenait que je refuse d’avoir un portable, mais il a ajouté que cela allait me mettre dans une situation « excentrique ». Une part de moi expérimente avec délectation la poursuite du silence. Si j’apprécie cette absence de téléphone, serais-je pourtant heureux s’il ne sonnait plus du tout ? Voilà des années que je me laisse aller à ce jeu et je me demande comment se manifestera la vengeance de ceux qui se sont retenus de m’appeler. Dans la famille, dans le travail, certains trouvent que mon isolement volontaire commence à bien faire. Pourtant, mes vrais amis, eux, me restent fidèles et ma famille se dit que si je suis heureux comme ça, c’est l’essentiel. Je parviens heureusement à rencontrer des gens nouveaux et intéressants. Et le pire, c’est que ce n’est pas parce que je ne réponds pas au téléphone que je gagne moins d’argent.

Quand Thomas était là, nous avons vu la première abeille. Dix jours après, les premières pontes de grenouilles dans la mare. C’est aussi le moment de l’année où, si je jardin n’est pas visité tous les jours, un phénomène symbolique est raté. À force de courir dans tous les sens, je n’ai pas pris la mesure de l’étendue des pluies. En quelques semaines, il a enfin plu ; je le vois en voiture puisque la Sarthe déborde et elle a envahi les prés qui forment son lit d’hiver. Et quand je prends le train, je vois les champs saturés d’eau. Sur le bord des voies ferrées ou des autoroutes, les bassins de retenue d’eau se remplissent un peu. Tous les matins, je m’oblige à vider les sceaux d’eau et les bacs disposés sous le toit. La sécheresse a été telle l’année dernière que je me force à imbiber certains coins du jardin, notamment ceux situés sous les grands arbres. À chaque gouttière, j’ai installé un système de récupération d’eau. Si j’avais les moyens et la place, je serais même capable de créer un étang. L’ancien propriétaire en a d’ailleurs creusé un, sur l’autre versant de la colline. À partir du filet d’eau d’une source, il a rempli un creux d’une centaine de mètres de large, agrémenté d’une petite cabane en bois et d’un deck qui avance sur l’eau, à l’américaine. Il peut y passer la journée et la nuit ; il s’est inventé son propre Walden, le salaud. Je l’admire pour ça et pour de nombreuses autres raisons. Mais, même s’il vit de l’autre côté de la route, nous ne nous dérangeons jamais. C’est une des surprises de cette nouvelle existence : je ne m’attendais pas à vivre si près de quelqu’un qui pourrait être un modèle.

Cette année, le début du printemps a été marqué par la maturité de mes hellébores fétides. Il y a deux ans, j’avais ramené plusieurs petits pieds du jardin de Jean-Luc où elles se ressèment en surnombre dans le gravier. Je ne connaissais pas cette plante avant qu’il m’en fasse tout un plat. Si elle a de l’eau, c’est une des rares variétés qui est belle toute l’année. Elle ne connaît même pas de petit coup de blues comme les euphorbes. Comme ces dernières, il vaut mieux les installer lorsqu’elles sont petites et ne plus les déranger ensuite. À la fin de l’hiver, quand il n’y a que les bulbes comme les jonquilles ou les crocus, les hellébores fétides sont de magnifiques plantes dotées d’un feuillage coriace et découpé, qui résiste à tout. Et lorsqu’apparaissent au cœur de l’hiver ces étranges grappes de clochettes vert pâles, presque fluorescentes, elles me touchent plus que la folie des hellébores que l’on nous impose depuis dix ans.

9 avril. Semaine de travail intense à l’extérieur. Ce printemps est bien tardif. Les années précédentes, les grillons de la pelouse s’étaient réveillés dès le mois de mars. Et là, ils sont toujours endormis. Pour la première fois depuis mon installation, je suis monté au sommet des pommiers pour les brosser : mousses, lichens et écorces mortes sont tombés. J’ai enfin traité ces arbres qui devraient cesser de m’inonder de leurs fruits pourris. J’ai aussi disposé du gravier dans les passages du jardin de rochers. Puis traité complètement les arbustes et les rosiers, taillé la vigne, coupé les branches basses du cèdre, repris les massifs au coupe bordure (une journée de travail), planté un nouveau massif sur la terrasse avec des fougères dont une royale et quatre Matteuccia struthiopteris, mes préférées. J’ai commencé à rassembler les déchets secs au milieu du champ de cosmos afin de les brûler et nettoyer la terre avant de semer. Un lièvre n’a pas trouvé mieux que s’installer en plein milieu des fleurs, il mange déjà les pieds de camomille. J’ai encore nettoyé les plates-bandes du potager. Avant la première tonte, tout est donc presque prêt. Il me reste à terminer la terrasse située devant de la maison.