About Me Livres Cheikh, journal de campagne "Cheikh", chapitre 5

J’ai vite compris que les livres de Thoreau sont seulement le reflet partiel de ce qu’il a écrit, les entrées de son journal étant à maintes reprises distantes de plusieurs mois et la certitude qu’il a écrit des milliers de pages étant assurées. Même si Thoreau est loin d’avoir une approche de la nature aussi sexuelle que celle de Walt Whitman, il paraît évident que tout ce qui relevait de l’intime dans sa sexualité a été omis, de son fait, ou par ceux qui ont géré son œuvre littéraire. Son homosexualité ne pouvait en effet être facilement exposée de son temps et même plus d’un siècle plus tard. Dans « People of Concord » de Paul Brooks, il est ainsi clairement écrit que Thoreau refusait les avances féminines avec terreur. En outre, il suffit de lire entre les lignes pour comprendre ce que cela signifie. Dans son journal, on voit, du reste, une omniprésence de la description des hommes, rares étant les personnages féminins évoqués. Malgré sa réputation d’homme solitaire, Thoreau parlait beaucoup à ceux qui l’entouraient. Il ne bénéficiait pas de la présence physique d’Emerson, bien fait et charismatique, mais il avait vingt-huit ans au moment de « Walden » ; c’était donc un homme au sommet de sa libido qui écrivit les lignes qui le rendirent célèbre, je ne peux pas croire que cet aspect de sa vie, même régulé par le puritanisme de l’époque, ait été complètement écarté de son travail.

De fait, à l’âge de vingt et un ans, dans un poème intitulé « Friendship », il distille quelques références sentimentales explicites, et celà quelques mois à peine après avoir campé avec son jeune ami d’Harvard, Charles Stearns Wheeler. Comme le note Jonathan Katz dans l’énorme livre de référence qu’est « Gay American History », les mots évocant cet amour « qui ne peut pas parler » anticipent la phrase célèbre d’Alfred Douglas : « l’amour qui n’ose pas dire son nom ». Dans son journal, à la date du 5 mai 1946, Thoreau nous donne d’ailleurs son idée du sexe : « I love man with the same distinction that I love woman – as if my friend were of some third sex – some other or stranger and still my friend ». Voilà la description imagée, mais classique, d’une homosexualité vue comme un troisième sexe. Dix lignes plus loin, il admet encore ne pas comprendre exactement pourquoi l’homme et la femme sont si attirés l’un par l’autre : « What the difference is between man and woman – that they should be so attracted to one another I never saw adequately stated ». Dans « Walden », autre élément instructif, il existe ce poème célèbre, « Lately, alas, I knew a gentle boy » écrit quelques jours seulement après le départ du jeune Edmund Sewall.

C’est transparent. Cependant, si on va sur Google pour chercher des informations sur Thoreau, la mention de son homosexualité n’apparaît qu’à la cinquième page - et il s’agit d’un banal listing de célébrités de la culture homosexuelle. On ne lui connaît en outre qu’une romance avec une jeune femme de dix-sept ans, Ellen Sewall – comme par hasard, la sœur d’Edmund Sewall. À l’âge de vingt-deux ans, en 1939, Thoreau lui aurait voué une passion platonique, tandis que son frère, John Thoreau, se montra bien plus démonstratif. Un an plus tard, en juillet 1840, Thoreau proposa à Ellen de l’épouser, par écrit, mais elle refusa. Pour les amis et les biographes de Thoreau, le poème dédié à Edmund s’adressait en fait à sa sœur. Ce qui semble douteux. D’autant que même les parents d’Edmund ont été ravis que Thoreau écrive ces lignes sur leur fils. La déception liée à la proposition de mariage fut toujours, pour les experts de Thoreau, la cause de l’isolement sentimental qui marqua le reste de sa vie.

Or, à mon sens, cette unique romance non consommée avec Ellen Sewall relève du point d’appui de l’hétérosexualisation de Thoreau et cache une autre vérité. Mieux, si encore aujourd’hui, les livres de vulgarisation consacrés à son parcours, comme « A Mind With Wings – The story of Henry David Thoreau », persistent à parler d’une importante histoire d’amour avec Ellen, je ne suis pas convaincu. Jonathan Katz ne souligne-t-il pas que le refus d’Ellen ne semble pas l’attrister outre mesure ? Les mois qui suivent ne voient-ils pas son journal multiplier les références à l’amitié masculine, à l’érotisme grec, et à tout ce pataquès fantasmé utilisé à l’époque quand on se trouvait dans le placard ? Un mariage qui ne se réalise pas est alors vécu en soulagement. Socialement, Thoreau avait prouvé qu’il avait essayé. Et Ellen Sewall avait compris que Thoreau n’était pas réellement amoureux d’elle. Katz va du reste un peu plus loin en argumentant que l’amour pour Ellen s’adressait bel et bien au frère de celle-ci.

Le livre d’Harmon Smith, « My friend, my friend, The story of Thoreau’s relashionship with Emerson » met carrément de côté la moindre discussion sur une sexualité cachée de Thoreau pour ne garder que l’épisode de la relation avec Ellen Sewall. Dès les vingt premières pages, ce livre, qui date seulement de 1999, élude pourtant puis évacue totalement ce sujet majeur. Dans « Hawthorne in Concord », Philip McFarland n’a rien de particulièrement croustillant à dire sur la vie intime de Thoreau, même s’il parle de Margaret Fuller en tant que lesbienne. David S.Reynolds, dans « A Historical Guide to Walt Whitman », ne révèle rien de notable non plus sur ce point. L’ouvrage complexe et érudit de David M.Robinson, « Natural Life, Thoreau’s wordly Transcendantalism » refuse de son côté de discuter cet angle, l’épisode du mariage manqué se voyant carrément renvoyé dans les notes par mention des livres qui attestent que cette question n’est pas intéressante ! « Henry David Thoreau » de Joseph Wood Krutch a l’excuse de dater de 1948, soit, mais l’auteur se borne lui aussi à analyser la sexualité de son sujet en se contentant de la lier à sa timidité. La rencontre avec Whitman est décrite comme un non-événement, tout en insistant sur ce qui sépare diamétralement ces deux hommes s’observant. Malgré son titre appétissant, « Environemental Renaissance : Emerson, Thoreau and the systems of nature » d’Andrew McMurry (2003), réussit par ailleurs la prouesse de montrer à quel point les liens entre Thoreau et l’écologie, mal expliqués, deviennent soporifiques, sujet néanmoins plus que jamais d’actualité. C’est pédant, et bien sûr, totalement asexué alors qu’Emerson fut le premier grand écrivain a soutenir publiquement l’érotisme homosexuel du scandaleux Whitman.

Toutes ces analyses pointilleuses, savantes, de Thoreau, dont la grande partie de l’œuvre littéraire n’a toujours pas été publiée puisque ses écrits sont rassemblés dans trente neuf cahiers totalisant la bagatelle de deux millions de mots, passent donc à côté du mysticisme masculin de l’écrivain. Celui-ci était sûrement un ascète, mais croire que ces milliers de phrases ne sont pas remplies d’allusions sentimentales et sexuelles, c’est pousser trop loin sa frigidité. Ce qui est intéressant, précisément, dans le transcendantalisme de Thoreau, c’est que son amour pour la nature n’évacue pas son amour des hommes. Il est, au contraire, central. Ses biographes font donc une double erreur importante essentielle : ils décrivent un homme obsédé par la vérité, mais cachent délibérément qui il était, et ils dessinent mal l’environnement direct de Thoreau, omettant que la ville de Concord, à l’époque, rassemblait pas mal d’homosexuels et de lesbiennes célèbres. Margaret Fuller y venait souvent. Et si Whitman n’y est pas passé en 1869, c’est que l’entourage féminin d’Emerson a insisté pour qu’il n’y mette pas les pieds. Ces multiples ouvrages sont remplis de discussions sur l’éthique de l’engagement de Thoreau, mais pas un seul n’a envie de poser la question centrale : comment se traduit, dans les mots, une vie à l’écart du monde, sans rapports sexuels, sans sexualité ? Car, malgré de grandes similitudes avec la pensée taoïste, Thoreau n’était pas un moine.

Le fait est que Thoreau ne semble pas du tout attiré par les femmes. Quand il traversait les cuisines, il rougissait toujours. Il les respecte certes, mais il a tendance à comparer leur intelligence à celle des hommes, supposée supérieure. Dans « The Queerest Places – A guide to gay & lesbian historic sites », Paula Martinac revient sur ce manque d’attrait, ses nombreuses références à l’affection entre hommes : « Comme ses contemporains, Walt Whitman et Herman Melville, Thoreau était attiré par les travailleurs forts et simples qui représentaient l’essence de l’homme ». Dans l’essai « Chastity and Sexuality », il exprimait ses sentiments sur la beauté, la force et la souffrance des hommes entre eux. Contrairement à Melville ou Whitman, il n’eut pas le courage de faire le lien direct entre les relations masculines et le potentiel révolutionnaire de l’homosexualité à cette période cruciale de la démocratie américaine, alors qu’un monde nouveau était en train de se créer, mais il avait une vision que d’aucuns, par la suite, ont gommée chez lui. Bien sûr, il exprima ce qu’il pouvait pour son époque, il n’eut pas la clairvoyance et l’audace de Whitman, mais il fait incontestablement partie des premiers mystiques gays…comme l’affirme le livre d’Andrew Harvey, « The Essential Gay Mystics ». Et sa rencontre avec Whitman, en novembre 1956, dans la maison de ce dernier à Brooklyn, suscite tous les clichés de deux homosexuels qui se regardent avec un mélange d’admiration, de compétition et de méfiance. Un an après la publication de « Leaves Of Grass », que Thoreau a lu et apprécié, cette découverte fut en fait le signe d’une incompréhension mutuelle. Ces deux homosexuels ont été capables de s’évaluer d’une manière positive, puisqu’ils ne sont pas avares d’éloges l’un envers l’autre, mais n’étaient pas mûrs pour s’accorder. Il y a pourtant eu de l’envie réciproque : Whitman était fort mais grossier, Thoreau maigre mais érudit. Mais cette envie se voit gâchée par ce qu’on appelait, dans les années 70, l’auto répression. Dans « Love Stories, sex between men before homosexuality », Jonathan Katz, revenant sur cette rencontre, insiste sur le fait que Thoreau fut choqué par la franchise sexuelle des poèmes de Whitman : « Il y a deux ou trois choses dans le livre qui sont désagréables, pour dire le moins, simplement sensuelles. Il ne célèbre pas du tout l’amour ». Il était effrayé par l’érotisme direct de son concurrent, mais finit par admettre que si cela le choquait, c’était parce qu’il se sentait concerné à travers sa propre expérience.

Le non dit et la peur de s’affirmer se retrouvent dans « The Crimson Letter – Harvard, homosexuality and the shaping of American Culture ». Douglas Shand-Tucci insiste en précisant que le journal de Thoreau, son essai « Chastity and Sensuality » et le long développement sur l’amitié dans « A Week At Merimack », sont riches d’expressions sur la beauté et la douleur causées par l’amour entre hommes. Shand-Tucci souligne que le consensus entre chercheurs reste à faire sur l’homosexualité de Thoreau, mais à mes yeux Thoreau décrit avec trop d’attention l’éclat des jeunes qui se baignent nus dans son lac, la force des hommes qui travaillent sur les lignes de chemin de fer, évoque trop les bûcherons, les artisans, les charpentiers, les chasseurs et les pêcheurs, pour hésiter encore. Il ne s’approche pas d’eux autant que Whitman, il ne partage pas leurs vies, n’entre pas dans le détail de leur anatomie, mais il discute avec eux et on sent qu’il les observe de plus ou moins loin. Le voyeurisme et la dissimulation sont à la base de son comportement quotidien, lui qui se vantait même de passer près des fermes de ses voisins sans que les habitants le remarquent. Les silhouettes viriles font autant partie de son paysage que les arbres qu’il décrit si bien. Evidemment, forcément, un jour, un de ces hommes se dirige vers lui. Son nom : Alex Therien, un bûcheron. Qui vient le voir à sa cabane sur le lac. Ce que Thoreau écrit sur lui, en juillet 1945, est le passage le plus érotique de son plus célèbre oeuvre. Martinac insiste d’ailleurs sur l’impact des rencontres entre les deux hommes, tout en mentionnant aussi la relation intime avec le guide qui l’a accompagné lors de ses voyages dans le Maine, Tom Fowler. Si Thoreau exprime un point de vue acerbe sur la société qui évolue, il considère que l’homme est beau. Après tout, le transcendantalisme, un concept qui dit que l’homme est divin, pas seulement excellent, est plus une foi qu’une philosophie. Robert K. Martin, dans « American Literature, Nineteenth Century » The gay and lesbian literary heritage » écrit : « Les Transcendantalistes furent le premier groupe en Amérique à explorer les relations entre les personnes du même sexe, et ils le firent à travers leur compréhension de la philosophie platonique et du romantisme allemand ».

Plus récemment, on a vu une évolution sur l’homosexualité de Thoreau. Quelques écrits l’évoquent de manière homéopathique mais pas des textes portant l’estampille de l’université officielle. Dans le formidable « Walden Pond », W.Barksdale Maynard mentionne que la renaissance de l’écrivain fut en partie renforcée par la reconnaissance des gays. Une petite revue marginale des années 60, « Mister Sun », publia un portrait de l’auteur en le présentant comme un théoricien du nudisme, ce qui était une manière codée d’alors pour dire : « Il est des nôtres ». Autre élément significatif, en 1974, Paul Monette visita Walden, avant de devenir célèbre en tant qu’écrivain et activiste de la lutte contre le sida. Pour lui, Thoreau était un précurseur gay et ses relations avec le bûcheron Alex Therien ne furent pas platoniques. L’historien Harding finit, par ailleurs, par publier dans « The Journal of Homosexuality » que Thoreau appréciait la vue des hommes nus dans le lac, tout en les regardant en cachette derrière les arbres. Ce type de voyeurisme, rappelons-le, n’est en rien une pratique hétérosexuelle !

Parmi tous les livres qui ont analysé l’œuvre de Thoreau, malgré des indices concordants, il n’y en a donc pas un seul qui questionne réellement le paradoxe entre sa vie sans engagement amoureux et son écriture engagée, totalement libre. C’est comme si ce détail avait été trop vite associé à ses complexes physiques ou à sa timidité maladive. Il a été considéré que le fait allait de soi, comme si, à l’époque, un homme seul et original dans une petite ville, n’était pas sollicité, comme si on ne lui demandait pas de se conformer à la norme sociale. Encore aujourd’hui, personne n’a formellement établi le lien entre la sexualité et l’œuvre des leaders de la littérature américaine de cette époque. Or, sans prétention, je peux montrer comment le mythe de l’hétérosexualité de Thoreau persiste encore aujourd’hui et détourne la grille de lecture de son oeuvre. Si Thoreau était connu pour son homosexualité, il serait facile de noter que la majorité des grands écrivains américains de la moitié du XIXème siècle, ceux qui représentent la genèse de cette littérature, étaient majoritairement gays. Walt Whitman, Herman Melville, David Henry Thoreau, étaient homosexuels. Ermerson, hétérosexuel, se maria deux fois, mais il tomba amoureux de son ami de classe à Harvard, Martin Gay. Son admirateur, Oscar Wilde, fit son éloge en le décrivant comme « le Platon de la Nouvelle-Angleterre ». Si Hawthorne était un des symboles du romantisme féministe de la Côte est, seul, Edgar Allan Poe était clairement hétérosexuel. Tous les littéraires célèbres de Concord ont en outre quelque chose de maniéré. Nier les désirs de Thoreau, c’est sans doute pour beaucoup ne pas vouloir que tant de gays aient joué un tel rôle précurseur dans la culture de ce pays. Il n’est en outre pas incongru de penser que l’engagement antiraciste de Thoreau, en faveur des Noirs et des Indiens et contre l’esclavage et l’extermination, n’a pas de rapport avec sa compréhension positive de la sexualité de ces derniers. Thoreau, comme de nombreux habitants de Concord, accueillait et cachait les esclaves noirs enfuis du sud dans leur marche vers le nord. En 1850, exiger l’abolition de l’esclavage et le respect des populations indiennes rejoignait l’espoir de voir ces populations vivre en tant qu’êtres humains, sans subir ni viols ni meurtres. Il fallait énormément d’affection et de tolérance pour refuser une attitude qui considérait les femmes et les hommes de ces peuples comme des objets servant à satisfaire tous les besoins. Il fallait être capable de les voir comme des personnes belles, malgré l’opprobre. Il fallait en somme une sensibilité homosexuelle pour dépasser la vue dégradante, imposée par la société, des esclaves et des Indiens chassés de leurs terres et parvenir à souligner la gentillesse de leur chair.

Pas un seul spécialiste de Thoreau n’a donc voulu déranger les certitudes assénées par ses prédécesseurs sur ce point crucial malgré un fourmillement d’allusions diverses. Pas un seul de ces experts n’a cherché à répondre en détail au travail d’analyse de Jonathan Katz qui a révélé clairement l’homosexualité de Thoreau en 1976. Mes amis américains ne savent même pas que Thoreau était gay. Le silence sur sa sexualité a été entretenu et il l’est encore aujourd’hui parce qu’il paraît préférable à beaucoup. Je peux comprendre qu’une partie des ouvrages évoquant sa vie ayant été publiés à une époque (de l’après-guerre jusqu’aux années 80) où l’homosexualité imposait une certaine prudence. Mais les livres plus récents poursuivent-ils la même pudeur ?

Il serait facile d’imaginer que les trente-neuf cahiers écrits par Thoreau décrivent des indices plus précis. Mais l’intégralité de son journal – comme je l’ai dit - n’a pas été publiée et certaines éditions ne possèdent pas les mêmes entrées. En outre, il n’est pas impossible d’imaginer que les phrases les plus franches sur l’érotisme n’ont pas été conservées, d’autres écrivains ayant vu une partie de leurs textes détruits parce qu’ils abordaient l’homosexualité, Melville par exemple. Plus probablement, Thoreau a dû recouvrir ce sujet d’un brouillard de métaphores et de sublimations aujourd’hui aussi limpides que le langage des sourds. Nous savons en effet reconnaître quand un homosexuel cache ses goûts et c’est compréhensible vu l’existence semi-bourgeoise, mais rude, de Concord. Thoreau était un homme intimidé par les femmes, admirant la grandeur de l’homme et pouvant passer des heures immobile dans le lac, immergé jusqu’au cou, pour pénétrer dans une transe de l’observation. Cela faisait de lui une sorte de freak du village, proche des Indiens mais trop peureux pour être à l’aise avec les bûcherons. Emerson, qui était un mentor plus célèbre et parfois condescendant, disait que si on cherchait une quelconque chaleur auprès de lui, il valait mieux s’accrocher à une branche d’orme. Nous disposons ici du cadre idéal convenant à un homme gay reconnu, uniquement après sa mort, loué pour ses idées et les répercussions qu’elles ont encore dans le monde moderne, seulement ensuite. Un homme qui dissimulait son angle de vie un peu tordu. Il s’agit d’un pli si fréquent dans la littérature qu’il est étonnant de constater que les experts de l’homosexualité historique comme Michel Larivière n’ont pas envisagé l’homosexualité de Thoreau. Son livre « Homosexuels et bisexuels célèbres » date de 1997 et je crois me souvenir que la liberté d’expression d’alors permettait de telles recherches. L’homme n’était pas moine, il était prude, mais cela n’en faisait pas un homosexuel raté pour autant. La vraie motivation de cette omission, j’insiste, c’est que l’homosexualité de Thoreau rejaillit sur l’ensemble de la littérature américaine naissante. Quand on prend en compte l’influence des associations, des institutions qui protègent sa mémoire, les sept cent mille personnes qui visitent Walden à longueur d’année, il n’est pas sorcier de songer aux nombreuses forces polies mais tenaces qui gravitent autour de sa réputation… et son commerce. La région entière de Walden sera bientôt englobée dans un élargissement du parc national de Maine Woods qui en garantira à la fois la préservation et l’activité touristique. Il ne serait donc pas vraiment opportun de clamer que Thoreau était un homosexuel qui avait peur des champignons en forme de phallus !

J’aime aussi Thoreau quand je regarde la pochette de « Master & Everyone », l’album de Bonnie Prince Billy, un personnage qui est au folk ce que Herbert est à l’Electro, un caméléon qui a très bien compris l’idée mouvante de la musique moderne. Il change continuellement d’image dans un style cow-boy martien, mais sur cette pochette, il plonge dans l’esprit de Concord. Son visage est saisi de près, de trois quarts, avec un regard ouvert et totalement figé vers la gauche. Sa barbe envahit presque l’image, large et épaisse, auréolée de moustaches blondes et douces qui recouvrent ses lèvres, style Grand Ouest. La régularité du visage, la pose statique, le regard clair mais pensif, tout fait référence à un classicisme américain proche de la vieille photographie ou des statues du Capitole. Rares sont les gens distingués qui osent se mettre ainsi en scène, comme s’ils se plaçaient à côté des grands de ce monde en se laissant immortaliser dans des poses qui rappellent le moment où ils ont pris la plus importante décision de leur vie. Will Oldham, qui se cache derrière le nom plus nouvelle frontière de Bonnie Prince Billy, apparaît sur cette pochette comme un disciple de Whitman et il est impossible d’être américain sans que cela vous saute aux yeux. Mais la photographie est habile parce qu’elle ne révèle pas la calvitie avancée d’Oldham, détail secret qui le rapproche du versant plus fragile de Thoreau. À travers cette image, un homme fragile qui choisit pour un disque accompli de se montrer glorieux, sans le moindre état d’âme, comme si ce moment esthétique fort ne pouvait plus jamais être vécu. C’est le genre de pochette qu’il faut accrocher sur un mur, comme un tableau, car il semblerait que la vision même de Bonnie Prince Billy est projetée sur le mur opposé, sur le système de la camera obscura. Or que cet homme beau et talentueux soit contraint de traverser de longues périodes sans amour, comme le confient ses chansons, alors que c’est ce qu’il cherche, voilà une injustice de notre époque qui nous met en phase avec Thoreau. Comment ne pas trouver , aujourd’hui, l’affection, alors que de multiples inventions modernes devraient nous faciliter la tâche ? Nous sommes entourés d’objets que nous n’avons pas demandés, qui ne nous ont pas offert cette joie et de nombreux sociologues nous expliquent que c’est même commercialement logique, puisque notre comportement est nourri par l’insatisfaction. Nous voulions tomber amoureux plus facilement, nous pensions que l’être moderne, débarrassé de nombreux complexes encore tenaces il y a un quart de siècle serait plus proche du futur. Mais rien ne marche comme annoncé. Dés lors, je ne crois pas qu’on puisse me reprocher de chercher chez Thoreau le moment où les intentions étaient encore possibles, quand on parlait de l’homme nouveau, non pas pour savoir s’il est übersexuel, mais tout simplement honnête.

Lire et penser sur Thoreau, c’est donc comme si je menais une enquête journalistique. J’ai passé les années 80 à me dévouer à Whitman, les années 90 à me réclamer de Kramer, Thoreau est désormais mon troisième maître. Tous les trois ont pour point commun une homosexualité qui me touche et qui est en avance sur son temps. D’autres gays ont eu le même impact politique, mais je n’ai pas tremblé en ouvrant leurs livres comme j’ai frissonné en m’approchant de ceux de Whitman, Kramer et Thoreau. Ce n’est pas non plus un penchant atlantiste, puisque je ne vois pas d’équivalent en France. Ce n’est pas une superstition, puisque ça me tombe dessus. Il se trouve que mes mains ont tremblé pour eux, c’est tout. Et que toute la pensée et l’érudition qui entourent leur œuvre ne me touchent pas étant étonné de réaliser combien, à chaque fois, un élément important de leur existence et de leur travail n’a pas été relevé ou compris. Il faut que ce soit moi, un écrivain à mi-temps, qui ose dire que si on ne prend pas en considération le fait que Thoreau était homosexuel, on saisit uniquement que la moitié de ce qu’il a dit.

Soyons clair, je ne fais pas partie de ces homosexuels qui sont toujours à chercher une homoséxualisation des grands penseurs, mais qu’on ait occulté cette donnée majeure m’étonne. Je suis bien sûr content quand j’apprends la parution d’un livre sérieux qui atteste qu’Abraham Lincoln était homosexuel. Mais « The Intimate World of Abraham Lincoln » de C.A. Tripp me fait plaisir juste parce qu’il permet à l’homosexualité de Thoreau de rejoindre un contexte plus global, celui d’une époque américaine dirigée par un président incroyablement important, qui se trouvait être gay. Je ne crois pas que Deleuze avait cette idée en tête quand il affirmait, dans le DVD de son Abécédaire, que « Jefferson, Thoreau et Melville annoncent le nouvel homme ». Ce qui m’intéresse n’est pas le lien entre l’homosexualité et la poésie ou l’art en général, mais bien l’homosexualité et la politique. Je m’accroche à l’esprit de ces écrivains pour chercher des clés qui pourraient débloquer l’impasse gay moderne, mais je sais que Whitman, Kramer et Thoreau sont des rêveurs utopistes. Il se peut même que leur monde n’existe pas. Mais si leur parole n’est pas vraie, alors pourquoi a-t-elle eu de telles répercutions pratiques, encore aujourd’hui ? Whitman nous décrit l’homme tel qu’il est encore magnifié aujourd’hui. Kramer est le témoin des maladies qui le tuent. Et Thoreau décrit la nature après son passage sur terre.

Thoreau est plein d’humour aussi. Comme souvent chez les leaders qui sont aussi des ermites, il a le flair pour souligner des moments de bêtise humaine. Ainsi de son récit expliquant comment les Jésuites ont été ébahis de voir que les Indiens, qu’ils torturaient, leur suggéraient des moyens plus efficaces pour les faire souffrir. Ou quand il demande si les milliers de travailleurs qui se sont épuisés à construire les lignes de chemin de fer à travers l’Amérique n’auraient pas mieux fait de vivre leurs vies autrement. Quoi, dit-il, le Maine et le Mississipi ont le télégraphe, mais ont-ils quelque chose à se dire ? Mettez ces remarques dans la perspective contemporaine du téléphone portable et vous avez une prophétie. Je suis loin d’être un grand lecteur, et encore moins un littéraire érudit, mais je crois bon de voir ce livre comme un sujet d’étude. Le hasard qui m’a dirigé vers « Walden », je pourrais le qualifier de destin car cette apparition dans ma vie, à ce moment précis, a possédé un élément de magie. Je ne m’intéresse pas aux livres dont tout le monde parle car, de loin, je peux deviner ce qu’ils disent et cela ne me plait pas. Mais là, j’ai ressenti autre chose. Une force urgente.

La tournure d’esprit moqueuse de Thoreau est typique de ceux qui décident de se concentrer sur ce qui les entoure. La préface française du « Journal 1837 – 1861 » de Thoreau, par Kenneth White, possède ce ton léger et instruit du spécialiste qui sait faire saliver le lecteur avant de le faire entrer dans le vif du sujet. Je retrouve cette espièglerie dans un vieux livre que mon frère Lala m’a trouvé, « Voyage autour de mon jardin » d’Alphonse Karr, un passionné de nature qui ne manque pas une occasion de ridiculiser son meilleur ami parti en voyage. Il écrit : « Je sais très bien que vous verrez là-bas des escrocs et des courtisanes, des imbéciles, des hypocrites, des orgueilleux, des égoïstes, des envieux, des mendiants ; mais n’avez-vous pas remarqué qu’il y en a aussi ici ? Ou bien est-il difficile d’avoir en ce pays-ci ou faim ou soif, ou trop chaud, ou trop froid, que vous pensez à aller ainsi au loin ? Est-il quelque peste, ou quelque fièvre, ou quelque lèpre inconnue à notre pays, que vous sentiez le besoin d’avoir ? Ou êtes-vous si ennuyé des mouches qui nous impatientent ici l’été, que vous fassiez deux mille lieues pour être piqué par des moustiques ? »

Le livre est contemporain des oeuvres de Thoreau et il insiste sur les mêmes idées sociales comme la pauvreté admise, la simplicité volontaire ou le besoin d’apprécier ce qui apparaît devant soi. Thoreau explique d’ailleurs très bien pourquoi il choisit d’écrire « Walden » dans un cadre qui n’a pas la grandeur des espaces illimités de l’Amérique. Chez Karr ou chez Thoreau, on trouve une dose similaire de mauvaise foi dans ce refus du voyage ou de la curiosité envers ce qui est trop éloigné. Thoreau est heureux de voyager, comme dans « Un Yankee au Canada », mais quitte rarement Concord. C’est un point de vue d’homme se trouvant des excuses pour être moins mobile, ce que je comprends, puisque je n’ai plus non plus envie de voyager. Les seuls endroits que je voudrais découvrir, ce sont des régions sauvages. Mais passer quinze heures dans un avion ne m’amuse en rien. Passer encore et toujours par une punition pour obtenir une satisfaction me fatigue. Thoreau sait, et il le dit très bien, que les grands espaces procurent une inspiration plus intense, mais il décide conceptuellement, par choix, de se pencher sur une analyse plus domestique de la nature. Il redoute que la région de Concord ne soit pas décrite parce qu’il sait que les grands esprits seront forcément attirés en priorité par les grands espaces. Il laisse inconsciemment la place à John Muir qui, dix ans après « Walden », traversera l’Amérique avec son balluchon et sa presse à plante pour devenir un des plus grands biologistes de son temps. Dans « Quinze cents kilomètres à pied à travers l’Amérique », Muir prolonge Thoreau en traversant des contrées saisissantes de beauté, dormant seul dans la rosée inquiétante des forêts. Bien sûr, en 1893 ; il fera un pèlerinage à Concord pour voir la tombe de Thoreau.

Plus près de moi, le roman de Gilles Leroy, « Champsecret », est exactement le pendant de tout cela, car récit d’un écrivain gay contemporain qui s’installe à la campagne, seul. Le fait qu’il ait choisi un endroit à cinquante kilomètres de ma maison est amusant parce que mon livre ressemblera forcément au sien. Nous écrivons souvent des mêmes choses : le jardinage, les allées et venues à Paris, sous forme de journal. Son livre est sorti avant le mien, ce qui ne me dérange pas. Au moins, Leroy a-t-il des rencontres avec des mecs, ce qui n’est pas mon cas. Parfois, je passe non loin de son village et l’envie me prend de visiter ce bourg ancré dans une très belle région de la Mayenne, encore plus sauvage que mon coin de Normandie. Les kilomètres de routes défilent sans qu’une ferme n’apparaisse ; les arbres sont beaucoup plus grands qu’ailleurs. Mais je me dis que nos ouvrages sont déjà trop proches et que je dois me protéger de son influence, bonne ou mauvaise.

Liberté, autosuffisance, concentration, connaissance de soi, connexion avec la nature et introspection philosophique étaient les six vertus que Thoreau trouvait dans la vie solitaire, soit exactement ce que je cherchais avant d’ouvrir le premier de ses livres. Thoreau a décidé de vivre à Walden pour atteindre ses objectifs parce qu’il avait voyagé, s’était instruit, avait beaucoup lu et devait s’accorder le temps de se concentrer aux idées généralement associées aux préoccupations d’un ermite. Thoreau pense que ce geste a de la bravoure alors que je crois, moi, qu’il s’agit plutôt de la moins pire des options qui me sont offertes. Thoreau regarde la révolution industrielle américaine, à un moment où elle bascule vers l’expansion et met en jeu les principes initiaux de l’Amérique mythique. 1846, c’est l’année de l’invention du télégraphe et de la presse rotative, des innovations de communication éminemment médiatiques. C’était il y a 160 ans exactement. Je regarde notre société et j’y vois, comme tout le monde, la marque d’un basculement, d’un moment pivotal. Thoreau met en doute l’intérêt du télégraphe, il exagère un peu. Moi je regarde le portable et j’exagère aussi. Tout le monde sait que nous sommes à un moment instopable.