About Me Livres Cheikh, journal de campagne "Cheikh", chapitre 6
27 novembre. Comme d’habitude, je suis rentré de Paris avec une overdose de la capitale. Chaque visite me sépare un peu plus de cette ville. Dans une interview, quelqu’un me demandant s’il y avait des chances de me voir revenir, j’ai répondu que j’avais récemment essayé d’évaluer cette possibilité. Mais que même un mari, aussi robuste soit-il, ne me ferait pas abandonner cette maison. Mieux, si on m’offrait un appartement gratuit de 500m2, ce qui est hautement impossible, je ne l’accepterais pas. Donc un mari et un toit ne peuvent en somme remplacer ce que j’ai : ce toit sans mari.
Vers 19 heures, il s’est mis à pleuvoir, comme la Chaîne Météo l’annonçait. J’ai mangé, discuté au téléphone et, une heure après, un étrange silence extérieur m’a intrigué. Je me suis approché de la fenêtre. Et là, à travers la pénombre, j’ai réalisé que le jardin était recouvert de neige. Si on aime le silence, la neige est un bonus, celui de l’ultra-silence. Je suis sorti. J’avais envie de brancher le projecteur de l’armée vers les flocons, mais la prise extérieure était déjà recouverte de trois centimètres de neige. Trop dangereux. Il faisait froid. Les arbustes penchaient d’une manière inquiétante sous le poids blanc et il y aurait des branches cassées le lendemain, mais qu’importe. La neige n’est pas seulement belle, mais sert aussi d’engrais avec ses minéraux et ses substances mystérieuses, bons pour la terre, et bon pour tout.
C’est une semaine formidable. J’ai presque achevé tous les articles à rendre et je dispose de quelques jours de calme avant une autre arrivée d’amis pour le week-end. Avec l’avance perçue pour ce livre, je me suis offert plusieurs outils, comme un de ces élagueurs puissants capables de couper une branche assez grosse à cinq mètres de hauteur. J’ai pu commencer à reprendre la forme des pommiers dont celui de la terrasse qui ressemble à un énorme bonsaï, envahi de gui et de branches mortes. Cet arbre a poussé de travers, ressemble presque un pied de vigne et ses formes me fascinent, ses pommes sont plutôt fades – ce qui est étonnant puisque la vieille dame qui habitait là avant l’a planté juste devant la maison. Ses branches sont si hautes que depuis trois ans, je n’ai jamais pu le traiter correctement. Chaque année, les pommes sont véreuses, ça ne m’embête pas trop parce que ce n’est pas mon fruit préféré.
Allé chez Coulon à Alençon pour acheter un pin sylvestre Parviflora et commander deux pins sylvestre communs. J’aime tellement cet horticulteur que je m’empêche de passer dans sa rue. J’y vais uniquement quand je peux m’offrir un cadeau. Cet établissement ressemble à un vieux jardin situé au milieu de la ville, riche en arbres fruitiers (ils ont une collection de pommiers anciens), d’ornement, en vivaces. M. Coulon est un homme âgé si gentil qu’on se demande parfois s’il a vraiment envie de faire du commerce. L’année dernière, je lui ai acheté un chêne rare, un petraea laciniata, mais il a fallu que je le réserve parce qu’il n’en avait qu’un sujet et souhaitait que j’attende six mois pour qu’il puisse prélever une tige afin de faire un greffon. En riant, je lui avais dit : « Vous ne voulez pas me le vendre, j’ai compris » tout en trouvant amusant de patienter. Avec ce petit arbre je savais que j’allais perdre six mois de pousse dans mon jardin, mais j’ai préféré me montrer patient, sa demande venant d’un homme passionné. Je suis content d’avoir un horticulteur pareil qui me console de ne plus pouvoir aller à Courson, dans la mesure où on trouve chez lui des vivaces rares dignes des grandes expositions. De fait, tout le monde est aimable dans cette boutique respectée dans la région. L’année dernière, quand j’avais commandé trois autres pins sylvestre, M. Coulon m’avait épaté en me demandant d’emblée : « Et vous les voulez un peu torturés, vos pins, c’est ça ? », montrant qu’il avait compris que je refuserais les pins droits comme des tiges. Alors, il m’avait trouvé des arbres à forme de bonsaï, qui ressemblaient à des petits nuages.
Aujourd’hui, sous le crachin, j’ai fait plusieurs fois le tour de la pépinière avant de dénicher un Parviflora. C’était le dernier. Le vendeur m’a dit : « On a un problème avec les résineux ». Comprenez : plus personne n’en achète. Finalement, les pins et les épicéas miniatures font trop rocaille seventies. J’avais été très surpris par un article dans The Garden, la revue de la Royal Horticultural Society, où un journaliste se plaignait d’une idée commune : « conifers are boring ». Cela ne m’était jamais venu à l’esprit, moi qui aime tellement les pins. Après réflexion, je commence à comprendre d’où vient ce malaise. Il n’y a rien de pire que ces sapins de Noël que les gens croient bon de planter dans un coin de jardin. Il y a en outre tellement peu de choix désormais, qu’on est presque contraint de se rabattre sur des pins noirs d’Autriche, que les pépiniéristes produisent presque autant que les thuyas. En outre, intrinsèquement, ce sont des arbres réguliers. Mon ancien propriétaire en a un devant la maison de sa mère, âgé de plus de cent ans et, merde, on le voit vraiment de loin tant il est massif, énorme, et s’évase au niveau de la tête malheureusement envahie de chenilles processionnaires. Tout là-haut, elles sont hors d’atteinte et je suppose qu’elles vont descendre progressivement pour tuer cet arbre. Mais sa charpente lui permet encore de montrer sa couronne avec frivolité, tout content de récolter la lumière environnante. « Conifers are boring ! » Je me console en tout cas de ne pas avoir de grands pins en plantant des formes naines. Les autres, il faudra encore attendre cinq ans avant qu’ils commencent à ressembler à quelque chose, alors que les nains, dès l’année suivant leur plantation, révèlent déjà leur personnalité. Et si on les plante dès le départ un peu de travers, avec le tronc incliné, ils sont heureux de se redresser en s’épanouissant. De plus, comme ils sont à hauteur de main, on peut toucher leurs jolies aiguilles quand elles se forment.
Je voulais deux Parviflora pour les planter de chaque côté de la porte d’entrée. C’est dire combien j’aime cet arbuste. Hélas il n’y en avait qu’un seul. Ce qui me conduit à me demander pourquoi j’aime acheter tout en double. Dans le jardinage, il est pourtant connu qu’il faut prendre les vivaces par trois et dans les codes japonais, que tout impose des chiffres impairs, les pierres se disposant par trois ou en multiples de trois. Je préfère les paires parce que je reproduis dans le jardin l’idée du couple. Un arbre doit parfois sentir qu’un sujet de son espèce n’est pas loin. Il est avéré qu’il se sentira moins seul.
Dans « Heaven » de Tom Tykwer, le pin est l’arbre principal. Cette manière italienne de planter des arbres en haut des collines, au milieu d’un pré, rend le paysage très graphique. Je suis évidemment attentif aux écrivains qui expriment un amour particulier pour cette espèce. Je n’ai donc pas été étonné de voir plusieurs pages sur le pin dans « Faith in a Seed ». Avant même d’ouvrir le livre, je me doutais que Thoreau parlerait du pin. Et lorsque je pose à mes amis la question piège, sur leur arbre préféré, c’est comme si je leur demandais quelle a été leur plus belle histoire d’amour. Le pin m’enivre ; sur la route, je peux passer cent fois devant un pin déjà vu et me dire que les gens ne savent pas reconnaître pas à quel point il est beau. On voit la santé d’un pin à la moindre de ses aiguilles. Et même souffrant, voilà un arbre avec du style. Tous les feuillus n’ont pas cette qualité.
Quand Thoreau en parle, avec tout ce que l’on sait de la minutie de ses descriptions botaniques, c’est comme si le pin se transformait en signature de sa pensée et de son engagement pour la nature. Il n’écrit pas comme moi, avec peu de savoir sur les sciences naturelles, non. Son travail est poétique et technique à la fois. Il passe à la loupe, il dessine, avec une attention précise pour le pin, c’est le plus sauvage des arbres. Le pin, c’est la mer et le désert à la fois, c’est l’Amérique et la Chine. Il a le plus beau gémissement face au vent et je l’apprécie parce qu’il me fait penser aux vacances. N’importe quel rayon de soleil à travers un groupe de pins à flanc de colline permet d’imaginer la mer ou l’océan de l’autre côté, sur l’autre versant. Vers la dune. J’aime tellement cet arbre que je considère ses ennemis comme mes adversaires directs. Type chenilles processionnaires. Quand je passe en voiture devant une maison au pin noir attaqué par elles sur plusieurs branches, j’ai envie de m’arrêter pour supplier les propriétaires de me laisser nettoyer l’arbre, gratuitement, et le jour même.
8 décembre. Le plus grand plaisir éprouvé dans le jardin, c’est de retourner la terre. Aujourd’hui, j’avais l’impression étrange de ne pas savoir trop quoi faire, passant d’un coin à l’autre en faisant des petites choses qui ont pourtant leur intérêt, comme buter les artichauts, enlever quelques mauvaises herbes dans les massifs ou ramasser le bois mort tombé des arbres après les derniers jours de vent fort, mais il me fallait une occupation plus magistrale. Tout d’un coup, ma décision fut prise. Brouette, bêche, je me suis attaqué à un carré de la mixed border dont la terre n’a jamais été retournée. Et le plaisir est revenu, en force. L’humidité avait rendu le sol meuble et riche et, malgré les nombreuses racines de fusains, la terre se mélangeait aux feuilles mortes dont certaines déjà noires et presque décomposées. Je sais qu’à cause de haie, peu de vivaces s’y trouveront bien, celles qui se contentent de peu comme les marguerites ou celles ayant des racines pivot comme les centaurées et les verbascums, allant chercher en profondeur le peu d’eau que la haie leur laisse, surtout en été, mais retourner cette terre, bêche après bêche, me fit l’effet de découvrir, en profondeur, des petits secrets. On peut tomber sur des orvets, des salamandres, parfois de vieux outils car la fermière qui vivait là devait avoir l’habitude de tout jeter autour de chez elle. Sur l’ancien chemin qu’elle prenait, il suffit de gratter le sol pour découvrir les bouteilles de vin qu’elle avait l’habitude, c’est ce qu’on m’a dit, de boire en rentrant du village. Cette terre qui n’a jamais été retournée, c’est l’idée d’un geste vierge, même si ce jardin lui ne l’est pas. En enlevant le chiendent et les mauvaises herbes, je sais d’avance ce que je vais planter au printemps, même si je n’ai pas forcément en tête un plan original ou précieux. Je peux très bien me contenter de plantes simples comme des coquelourdes des jardins, du fenouil ou des ancolies. Il y a en effet des endroits où mon but n’est pas d’affirmer une fantaisie esthétique, mais plutôt d’installer des vivaces qui se débrouilleront seules, qui remplaceront les mauvaises herbes qu’il convient sans cesse de contrôler. Si un jour je décide de réaliser un projet plus raffiné, il me suffira d’y réfléchir, stimulation qui durera un bon bout de temps.
Pour l’instant, mon plaisir consiste à nettoyer ce sol qui ressemble à un ingrédient culinaire. On sent le beurre et la farine en voyant cette belle terre nourrie par des dizaines d’automnes et d’hivers. Enlever ces racines chevelues, c’est la garantie que l’eau va pénétrer à nouveau en profondeur pour l’année à venir. Dans ces moments, je suis complètement concentré sur le moindre détail tout en me sentant libéré de tout. Je ne sens pas la fatigue car le travail n’est pas si dur, mon téléphone est posé sur le sol à quelques mètres bien que devinant que la probabilité qu’il sonne soit extrêmement faible. S’il sonne, la personne à l’autre bout du fil aura la surprise d’entendre la cloche du village ou un tracteur en train de passer sur la route. Moi-même, je ne lève pas la tête, étant calmement dans l’esprit de l’enchaînement des gestes. D’autant qu’à cette époque de l’année, il n’y a que les corbeaux pour faire du bruit dans les prés voisins. Ma mère m’a dit qu’elle n’aimait pas le cri de ces oiseaux, lesquels ont le don de susciter en elle un cafard insidieux, alors que moi ils me font sourire. Je pense que ce son, effectivement triste car facilement identifiable, représente à quel moment nous en sommes dans les campagnes. Comme les étourneaux qui prennent refuge dans les grands sapins des voisins, gazouillant et changeant toujours de place sans raison, incarnation du tapage de la saison immobile. Ils marquent un moment que j’adore. Je suis seul, je n’ai que quelques heures pour travailler avant la tombée de la nuit, chaque jour voit deux minutes disparaître dans le ciel et j’ai du retard sur mes projets, je dois finir ce muret sur lequel s’adossera la terre dans laquelle je planterai les framboisiers situés dans le potager. Quand j’aurai fini ce muret, mon premier projet à base de mortier, - une première dans ma vie - je pourrai m’attaquer à la dernière section de la terrasse, la terre que je vais décaisser allant précisément dans le potager, là où les framboisiers poussaient. Ensuite et seulement, j’affronterai la construction de la verrière. D’ici là, les corbeaux seront partis plus loin.
Donc, tout se tient. Le surplus de terre va à un endroit précis et celui de pierres dans un autre coin du jardin. Tout est question de brouettes. Je peux d’ailleurs comptabiliser mes efforts à cette unité nouvelle. À partir de quinze brouettes par jour, je considère qu’il faut que je me calme. Que j’ai le temps, que je dois ménager mon dos si je veux réaliser ce que j’ai en tête. Je vois ce travail comme une satisfaction totalement intime, personne d’autre ne pouvant savoir comment je m’y suis pris, si j’étais de bonne humeur ce jour-là ou si le travail a été un peu bâclé parce que contrarié. Parfois désoeuvré vers 19 heures, parce qu’il fait nuit, humide et froid, j’en profite souvent pour poncer un meuble ou le repeindre. Il y a une quantité de choses que je ne sais pas faire, mais auxquelles j’ai envie de l’attaquer tout en commettant des erreurs. Comme on dit, c’est du travail « arabe », mais c’est au moins du travail.
M’imaginer dans un bar gay à boire des bières, en train d’aller à une expo ou à un vernissage, ou passant des heures dans un restaurant, relèvent désormais d’une torture que j’ai enfin pu extirper de ma vie. J’ai tellement tourné la page qu’il m’arrive de me transporter dans l’espace en imaginant ce que font mes amis à Paris à la même heure et là, je suis assailli par le dégoût que suscite en moi ces blablas, cette compulsion verbale, souvent drôle je l’admets, qui résonne contre les murs de la culture. Est-ce que le design de tel restaurant, l’éclairage de tel bar, l’ambiance de telle galerie parviendraient à me faire oublier que je veux être ailleurs ? Je suis certain que non. Car tous les matins, quand je me réveille, je prends mon café devant un tableau autrement plus changeant que le toit des villes en admirant la vallée qui pénètre par toutes les portes et toutes les fenêtres et chaque carreau de verre. C’est le prisme de ce que j’aime désormais. J’apprécie ce moment seul. Si un homme partageait ma vie, je crois que je m’arrangerais pour qu’il dorme un peu plus longtemps que moi afin de préserver cet éveil intime, symbole d’un début de journée correct. Pour d’autres, les premières heures du jour se vivent avec du sexe au lit ou un petit - déjeuner en compagnie de la personne que l’on aime, le temps de se dire les phrases ordinaires de la vie, ce qui est un luxe en soi. Je l’ai fait et je l’ai apprécié comme un luxe attendu trop longtemps, un luxe qui reviendra un jour, c’est obligé, parce que j’ai espoir. Pour l’instant, la vallée brille à neuf heures du matin, les hêtres pourpres de l’allée sont lumineux comme jamais dans l’année, portant chaque matin l’or et l’ocre des feuilles à l’apogée de leur transformation alors que presque toutes les autres ont déjà disparu.
Durant mes dix premières années à Paris, je savais qu’il était impossible de mettre mes mains dans la terre. Ce contact me manquait, mais je devais me concentrer sur mon travail et ma vie amoureuse. En 1987, quand j’ai eu mon premier appartement avec Jimmy Somerville, nous avions une petite terrasse avec verrière. J’ai commencé Act Up dans cet endroit. Dans le livre que j’ai écrit sur Act Up, je n’ai pas dit que c’est cette terrasse qui m’avait donné la force de fonder l’association. Bien sûr, il y avait les boyfriends et les amis, bien sûr j’ai passé un an dans cet appartement avec Yves Baury, puis seul parce que Jim vivait à cinq mille kilomètres, mais en attendant d’attirer Eric Bouis, cet espace fut ma base. Tous les week-ends, j’allais sur les quais acheter un arbuste ou un pot. Etant pauvre, je choisissais un arbre avec toute l’attention que l’on porte à un lit, à une télévision. Aussi, j’étais fier de cet arbre et impatient de le planter. Mes mains me brûlaient, il n’y avait pas un coup de fil, pas une visite susceptible de me sembler plus essentiels. Certains ont cette passion pour l’art, le design, veulent disposer devant leurs yeux les objets qui vont leur faire du bien et les faire réfléchir, moi c’était les plantes. C’est à partir du moment où je me suis mis à fumer une cigarette en arrosant pour la première fois un arbre dans un pot, sur cette terrasse, attendant que l’eau traverse la terre et s’évacue par le dessous, que j’ai eu envie de construire quelque chose de nouveau, de faire pousser la graine de la révolte d’Act Up.
Je déteste cette expression parce que je la trouve idiote, mais j’avoue avoir la main verte. Je sais comment disposer la motte, ne jamais être trop délicat, y aller franchement. Je sais ne jamais rater un rempotage ou une plantation. Je sais quand il ne faut pas planter, quand il fait trop froid ou trop chaud, trop tôt ou trop tard. Une chose ne change pas : je me sens bien en sortant la nuit, seul, pour observer ce que ça donne. Je n’ai pas d’enfant, mais en avoir un doit ressembler à cette attention. À cette envie de vérifier que tout va bien, comme quand on passe dans le couloir et qu’on tend l’oreille pour s’assurer que tout est calme. Le jardin me donne l’occasion de découvrir la nuit avec une autre perspective. Un grand privilège dont la porte est la clé. Il suffit de l’ouvrir pour se retrouver sur une pelouse qui descend délicatement vers la vallée.
Ce que je vis n’est en rien exaltant. Je n’ai pas dix hectares de forêt, encore moins cent. Je n’ai pas de lac, de rivière, de colline à moi, de mer ou de montagne, de pont ou de viaduc. Tous ceux qui ont la mer à proximité sont mille fois plus chanceux car rien ne la surpasse. Mais cette plénitude nouvelle est la base de ce livre. Il y a de la sagesse à s’émerveiller devant ce que l’on a, même si c’est moins que ce qu’ont les autres. Et j’ai beau me poser sans cesse la question de la possession, je ne suis en rien frustré de ne pas être propriétaire cette maison. Serais-je plus heureux si je l’étais ? Je ne le crois pas. J’ai été un locataire toute ma vie, j’ai appris à l’accepter et il me paraît trop tard pour changer quoi que ce soit. Mais, quand je regarde les prés de l’autre côté de la barrière, je considère cette étendue comme la mienne parce qu’elle est offerte à mes yeux et à mon existence quotidienne.
Il y a du monde chez moi tous les week-ends de ce mois de décembre. C’est pour moi une manière de faire des cadeaux en nature. Je me demande parfois si je parle trop, mais je sais très bien laisser mes amis dans leur coin quand ils ont envie de lire ou s’ils partent se promener seuls. Les couples font leurs affaires ou pas, je n’ai pas à le savoir, d’autant que la chambre d’amis est à l’autre bout de la maison. Certains tombent dans des sommeils profonds et ce n’est que trois jours après leur départ qu’ils réalisent qu’ils se sont mieux reposé que d’habitude. Je n’ai pas non plus besoin de recevoir un mail de remerciement, n’étant pas très sensible à ces manières bien élevées. J’apprécie ce que je fais et jusqu’au dernier moment des adieux, à la gare, je me comporte d’une manière un peu enjouée, sachant que rentrer à Paris fout le cafard à beaucoup. Cette transition entre la campagne et la ville est désagréable pour tout le monde, je crois même que c’est l’une des manifestations du dégoût qu’inspire parfois la nature. Or ce n’est pas la nature qui met mal à l’aise, mais la culpabilité qu’inspire la campagne lorsqu’on la quitte. À l’arrivée, un arbre sur le bord de la route peut être harmonieux. Mais quand on passe à côté en partant, il peut prendre un air triste, voire désespéré. On est alors plus sensible aux défauts de la campagne, à un hangar laid, à un trou dans la route. Il faut s’ébrouer de la nature avant de retrouver la ville parce que la première peut se venger en se glissant dans les pensées urbaines de chacun. Je vis régulièrement ce contraste, moi qui dois retourner à Paris de temps en temps, mais je ne me laisse pas envahir par l’usure de ces humeurs. Je suis triste de quitter ma maison, mais je visualise toujours le moment du retour. Par exemple, depuis trois ans, je guète l’instant précis où les faubourgs d’Alençon me donneront le cafard. Tous les provinciaux ressentent cette gêne, surtout quand elle a été vécue durant l’adolescence. Mais je connais ce feeling et, pour l’instant, je traverse ces banlieues et ces zones commerciales avec un petit sourire : « Même pas peur ». Ce qui me sauve peut-être, c’est d’imaginer les hommes et les jeunes qui vivent dans ces pavillons de banlieue. Je ne les idéalise pas, je sais qu’ils ne sont pas parfaits, mais j’éprouve pour eux une affection que je réservais avant aux seuls homosexuels. Je ne m’émerveille plus autant sur ceux qui me ressemblent, rêvant plutôt de rencontrer ceux que je ne connais pas. Ils ont leurs préjugés, peuvent parler dans mon dos, mais je sais aussi que la société a évolué et qu’ils sont autant capables que moi de d’apprendre deux ou trois choses. Certains sont avides de découvertes, sans avoir le courage de l’exprimer. Voilà des années, je rêvais d’aborder les militaires ou les jeunes, mais je savais qu’ils ne pouvaient pas me comprendre ou pourraient se montrer violents. J’étais trop pétrifié par ma propre timidité pour être convaincant, pour parvenir à trouver un terrain les mettant en confiance. Aujourd’hui, ma timidité est un peu moindre. Mais, par respect, je n’ai pas envie de m’imposer. C’est dommage car je sens bien que, pour la première fois de mon existence, je pourrais très bien apprécier une amitié masculine hétérosexuelle plus simple. C’est d’ailleurs dans l’air du temps. À Londres, les clubs gays sont envahis par les hétéros. Hervé Gauchet me racontait récemment une fête à Londres durant laquelle il a passé la nuit entouré de jeunes hétéros qui trouvaient amusant qu’il puisse les draguer. C’est comme tous ces pédés cool type Manu, Fabien ou Fred qui sortent avec des hétéros dans les free ou les férias.
Je n’idéalise pas la vie à la campagne, n’ayant pas oublié que je m’en suis échappé parce que je détestais le travail dans les champs, la chaleur du sud-ouest à l’époque de la récolte des prunes, la bigoterie, la méchanceté et l’ennui. De nombreux endroits en France n’ont pas évolué, mais je sens que les gens ont changé et que même dans les petites villes, les gays n’arrêtent pas de s’émerveiller de l’évolution mentale des hétéros. Ce n’est pas un sujet qui est couramment mis en avant parce qu’il contredit la focalisation faite par certains sur l’homophobie. Au bout de quatre années passées à la campagne, avec des amis de passage plus ou moins exubérants vus à la gare et au supermarché, je n’ai jamais constaté de remarque homophobe, ou de regard désapprobateur. Durant deux ans, j’ai suivi des cours dans l’école de conduite qui jouxte le quartier le plus chaud de la ville. J’y ai vu des racailles si correctes qu’il n’était pas nécessaire de leur rappeler de rendre les stylos à bille après les exercices de code de la route. Des mecs en pleine régalia de streetwear et de bling bling autour du cou se tenaient à carreau parce qu’ils voulaient leur permis et il fallait parfois que je fasse l’idiot pour leur extirper un sourire. La vie à la campagne m’imposait de conduire. Il m’était impossible de faire autrement et je devais me prouver que je n’étais pas plus idiot que tous ces jeunes qui réussissaient. Mon frère Lala, dans une blague absolument pas politiquement correcte, m’avait même dit : « Tu comprends, si les Africaines du 18ème arrondissement peuvent passer leur permis, y’a pas de raison que tu le rates ». J’étais conscient que je faisais les choses illogiquement : m’installer loin de tout sans savoir conduire, m’acheter une 4L avant de savoir m’en servir parce que sa présence me motiverait. À vrai dire, j’en avais tellement peur que je n’osais pas faire tourner son moteur ou ouvrir le capot. En revanche, je me mettais volontiers derrière le volant, histoire de retrouver une sensation de confort rudimentaire qui me rappelait la 4L de mon père au début des années 60, sa douce odeur de skaï et de plastique, son tableau de bord extraordinairement rudimentaire. Je me disais que je finirais par avoir fière allure dans cette voiture de 1968 avec 50.000 kilomètres au compteur vendue par le plus sexy des inspecteurs des Renseignements Généraux. I was doomed to succeed.
Après le permis, j’ai passé quinze jours à trembler dès que je prenais la route. Heureusement, mon meilleur ami, Damien fut là pour me faire rouler mes premiers kilomètres. Ma mère a fini par me dire que si je calais tout le temps, c’était peut-être parce que le moteur méritait d’être mieux réglé. Franck m’a accompagné chez le garagiste, autre moment d’initiation, et j’ai compris que quelqu’un là-haut devait m’aimer puisque l’ensemble du staff fut d’une gentillesse inhabituelle… comparée aux garagistes de Paris. Tous avaient un sourire jamais moqueur, compréhensif même en disant : « C’est sûr que les vitesses ne sont pas faciles à comprendre avec ce type de voiture ». les phrases chaleureuses ne manquaient pas comme : « C’est une bonne petite voiture, elle est jolie ». Pour remercier cette courtoisie, désormais, quand je reçois des CD de R&B ou de chanson française que je ne garde pas, je vais les offrir aux garagistes. Je me dis que ça pourrait leur plaire, en tout cas ça me rappelle ce qu’on faisait autrefois dans les campagnes quand on apportait un cageot de fruits ou de légumes parce que ça fait toujours plaisir. Par ce geste, je veux qu’ils comprennent que je leur suis reconnaissant, que j’apprécie ces hommes qui ont compris qui je suis, qui ont toujours des sourires francs, même quand je débarque avec un souci mécanique mineur alors qu’ils sont débordés de travail.
Les hétéros ont vraiment changé et je me dis que si, entre autres, j’apprécie cette petite voiture, c’est grâce à eux. Je n’ai pas eu le temps, cette année, de réaliser ma promesse de sillonner toutes les routes du département, moi qui refuse de vivre dans une région sans en connaître les petits coins cachés. Mais je le ferai. Qui sait, je verrai peut-être quelqu’un qui attendait que je passe par là. À ce stade, j’aurai changé la 4L pour une fourgonnette ou un vieux pick-up Toyota des années 80, dans lequel je pourrais charger tous les rochers, les sacs de mortier ou les plantes sans avoir peur de rayer la peinture. Sans avoir peur d’être ce nouveau moi-même aussi.