Musique François K
A l’occasion de la Red Bull Academy Session du 26 mai prochain avec François K à laquelle je dois participer pour interviewer un de mes DJ’s préférés, on m’a demandé d’écrire un petit texte publié dans le programme de Villette Sonique (25-30 mai). Avec les liens hypetrexte, c’est mieux.
It goes like this...
L’homme passerelle
François Kevorkian a toujours porté un nom magique. La seule phonétique de son nom, ses origines arméniennes, contribuait à rendre son travail intrigant. Pourquoi était-il parti de Paris en 1975 pour s’installer à New York ? Comment était-il arrivé chez Prelude ? Pourquoi Kraftwerk l’avaient choisi comme seul remixeur de leurs disques ? À l’époque, nous ne savions pas. C’était un homme mystère et avec le temps nous avons fini par comprendre que c’était l’homme des passerelles entre l’Amérique et l’Europe, entre la house et l’Afrique, entre la théorie et la pratique. Un homme de la France dans le monde.
Je ne vais pas tenter ici de raconter l’impact de François K sur ce moment si précis du début des années 80. Sa page Wikipedia en anglais raconte tout et quand on voit sa liste de remixes, elle commence par In The Bush de Musique (1978) dont je me rappelle très bien sur les dancefloors, mais surtout cet inouï I Hear Music In the Streets d’Unlimited Touch en 1980 qui nous a ouvert les oreilles sur lui. En tant que AR pour Prelude, François K est à l’essence même de la création du son Garage avec ce côté rough et gritty dans le funk électronique, mais avec aussi une indicible douceur sophistiquée, des arrangements et des overdubs qui nous époustouflaient - et encore aujourd’hui, trente ans après. Le son qu’il développait était comme du miel, riche, plein, donnant entière satisfaction & instant gratification, il n’y avait pas une seconde d’ennui dans ces disques.
Picture yourself. 1980. Prelude, Salsoul, West End. Tout est beau. Chaque disque est un évènement. On dit que la disco est morte, les Philippe Manœuvre de ce monde le claironnent, mais nous savons que c’est faux. L’esprit vit à travers ces disques qui reviennent à l’essence du funk mid-tempo, mais en plus moderne, en plus real aussi. Les machines électroniques arrivent et les dubs se multiplient, l’influence de la drogue se fait plus forte sur la musique de New York, une ville encore sale et dangereuse. À Philadelphia, Leon Huff et Kenny Gamble imposent depuis 5 ans déjà le cadre idéal de la production des studios Sygma. Afrika Bambaataa est sur le point de reprendre Kraftwerk, Tom Silvermann de Tommy Boy Records signe tous les artistes à la Soul Sonic Force, et Morgan Khan importe ce son en Angleterre grâce aux compilations Streets Sounds qui ont énormément de succès outre Manche. La période dorée de la New Wave anglaise commence avec les remixes de Yazoo et Depeche Mode. La Hi-NRG de Bobby O et Patrick Cowley est en pleine montée, Sylvester culmine. Il se passe tellement de choses que l’on ne sait plus dans quelle direction regarder. La fusion de la dance music s’effectue et nous sommes toujours dans une couche juste assez underground pour rester secrète tout en vendant des millions de disques. Il faut être vraiment aveugle pour ne pas voir cette convergence des passions musicales.
Et puis, dès 1983, François Kevorkian figurait sur le remix de Tour de France de Kraftwerk. Il était un des rares à pénétrer dans la sphère de Düsseldorf, avec le français Pascal Bussy, qui a écrit le livre Le mystère des hommes - Machines. Et quand il repris la collaboration sur le magnifique Electric Cafe de 1986 (qui annonçait la Techno Pop !), The Telephone Call en 1987 ou le remix de Radioactivity en 1991, c’était pour nous une sorte de consécration, à travers François K. On se disait, il doit être très balèze pour que Kraftwerk lui demande quoi que ce soit. Et ce fut, pour moi, le tournant le plus important de la "mystique" François K.
Ces années forment la fondation de François K et ses collaborations sont nombreuses même s’il reste toujours une personne cachée qui reste souvent dans l’ombre des grands DJ’s qui attirent toute la lumière. C’est avec le label Wave, qu’il crée en 1995 que François K obtient enfin la reconnaissance qui lui était due. Il est total : propriétaire des studios Axis, propriétaire d’un label et d’un son, un DJ totalement polyvalent, connu pour jouer avec quatre platines, un homme tellement mental qu’il met des aboiements de chiens dans ses mixes. Un an plus tard, c’est l’ouverture de Body & Soul au club Shelter. Je me rappelle quand nous avons reçu les premiers maxis envoyés par son amie attachée de presse Aurélie Cotugno. Ces disques spacey, out there, complètement irrésistibles. Il y avait alors un pont direct entre New York et Paris, une reprise de contact, un rapprochement. François venait jouer de plus en plus souvent en France. Après la fermeture traumatisante du Sound Factory, François K faisait vivre à nouveau le rêve new-yorkais avec John Davis, Joe Clausell et Danny Krivit. C’est à travers Body & Soul qu’une Renaissance fut possible à Manhattan car François savait que l’esprit était toujours là et son apport a résidé dans une ouverture grandissante vers l’Afrique, Haïti, les rythmes latins. Body & Soul était un club noir.
Je veux juste raconter deux histoires sur François K car tout a été dit, et j’ai beaucoup moins écouté ce qu’il a produit depuis les dernières années. Je sais qu’il a encore grandi. L’entendre parler à la Amsterdam Dance Event d’il y a deux ans fut renversant, je notais tout ce qu’il disait. On réalisait que ces années dans le silence avaient laissé place à une élocution parfaite, une analyse très pointue et très pédagogique de la musique. François K est aussi un professeur.
De Body & Soul, je me rappelle deux choses qui me reviennent toujours à l’esprit. Comme cet appel à la générosité quand un habitué du club, femme ou homme, ancien du Paradise Garage ou pas, disparaissait. Au milieu des années 90, avec tous ces clubbers qui sont morts, Body & Soul était un des rares endroits où on leur rendait hommage, surtout quand il n’y avait pas assez d’argent pour payer les frais d’enterrement. C’est quelque chose qui existe encore aujourd’hui à New York avec la vogue actuelle des grands enterrements dans la communauté ghanéenne qui attirent beaucoup de clubbers, ce dont le New York Times a parlé . Il y avait alors une personne qui prenait le micro, mais hors du DJ booth, près du dancefloor, comme une adresse directe au public, comme si on était sur la place d’un village. Et on en profitait pour rappeler qui était cette personne, pourquoi elle était importante dans la communauté du clubbing, ce qu’elle avait fait, pourquoi la musique était au centre de sa vie et de ses amis. Et la musique reprenait et on sentait vraiment que chaque personne était importante, que chacun contribuait à faire vivre le club et les clubs antérieurs par leur seule présence.
C’est quelque chose qui émerveillait toutes les personnes qui étaient présentes. Car François K s’adressait ainsi, à travers les amis qui s’exprimaient, exactement comme il l’avait fait dès le début des années 80 : un pont entre les hétéros et les gays, et les femmes. Beat The Street de Sharon Redd, c’était un disque gay, okay ? Son remix de This Charming Man des Smiths aussi, okay ? Son remix de Solid As A Rock d’Ashford & Simpson aussi, okay ? Son remix de Perfect Way de Scritti Politti aussi, okay ? Et je ne parle pas de Rent des Pet Shop Boys. J’ai toujours vu François Kevorkian comme un homme qui comprenait toutes les facettes de la culture gay, je veux dire dans le docu sur le Paradise Garage, c’est le seul à pointer du doigt le drame du sida dans la scène à New York, et pas d’une manière superficielle et cliché, mais en faisant tout le hiatus classique sur ce que cela a provoqué comme drames humains et de génération détruite. Il y a des fois des gens qui parlent mieux de nos problèmes que nous-mêmes.
L’autre histoire est une anecdote plus secondaire. Je me rappelle avoir été à Body & Soul une des dernières années, je ne me rappelle plus quand, mais c’était l’été et tout le monde portait des claquettes à New York. Tout le monde s’est mis à porter des claquettes cet été-là. Et quand je suis arrivé à Body & Soul, seul, la soirée était déjà avancée depuis deux ou trois heures. Et j’ai regardé par terre. Tous les mecs et les nanas portaient des claquettes. Sur le dancefloor. Ils dansaient avec. Et personne ne se marchait sur les pieds. Je me suis dit "OMG, ce club est si éduqué, ils sont allés si loin dans le respect du public que ce dernier sait danser et s’amuser dans se piétiner". Et je ne pouvais pas imaginer d’équivalent en France car même à l’époque de K.A.B.P, une folle qui serait venue en claquettes aurait fini la nuit les pieds en sang. Et cela donnait une autre image de My Feet Keep Dancing de Chic. Ce public était arrivé au niveau de sophistication tel que le sol n’était pas jonché de détritus et de verres en plastique, il était sans danger de danser presque pieds nus, comme sur une plage et on était à New York, en pleine heatwave, un dimanche d’été et ce club était devenu une référence à travers le monde de la house, un espace de tolérance et de sexualités, de générations.
C’est à partir de ce jour que je n’ai plus osé aller saluer François K dans le DJ booth. Il m’impressionnait trop. Je me suis dit "Nothing beats this". Amen.