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Mémoires d’outre-teuf

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Mémoires d’outre-teuf : « La nuit où face au ciel, j’ai eu une épiphanie sur le dance-floor de l’Amnesia à Ibiza »

Pour comprendre et retrouver le sens de la fête après des mois d’abstinence liés au Covid, nous avons demandé à des personnalités de tous horizons de nous livrer leurs mémoires d’outre-teuf. Cette semaine, le journaliste et essayiste Didier Lestrade qui vient juste de fonder Act Up Paris, raconte comment une nuit de 1989 passée à danser à Ibiza l’a à jamais changé.

« J’aurais pu raconter d’autres nuits, celles que j’ai vécues dans les grands clubs new-yorkais des années 80 par exemple, intenses, mixtes, avec des super lumières, des DJ stars mais là c’est autre chose, c’est tout simplement quelque chose de l’ordre de la révélation. Pour moi d’abord, mais aussi pour tous les gens qui sont entrés dans ce lieu à cette époque.
En 1989, je suis journaliste pour le quotidien Libération, je vis à Paris, je chronique la musique et en particulier, l’essor de la musique électronique. Depuis les années 60, l’île d’Ibiza est déjà identifiée comme une île de liberté, d’hédonisme, de tolérance vis-à-vis des drogues. Je n’y suis jamais allé, mais comme je lis depuis des années toute la presse anglo-saxonne, j’ai entendu parler de l’Amnesia, un club dont les DJ’s londoniens Danny Rampling et Paul Oakenfold se sont beaucoup inspirés pour lancer leur club Shoom. Coup de chance, un label m’invite à un voyage de presse sur place pour rencontrer One o One, un groupe de New Beat, soit de la musique techno qui tabasse énormément, principalement belge et hollandaise, un groupe pas très intéressant, mais qui vient d’avoir un hit mondial : « Rock To The Beat ». Nous sommes quelques journalistes invités sur place mais, plutôt que d’assister à la rencontre prévue, je décide de sécher le rendez-vous et de me rendre tout seul à l’Amnesia avec un exta en poche. Je ne l’ai pas acheté sur place, mais à Paris. À l’époque, il était aisé de voyager avec de la drogue, je me suis souviens être allé à la Winter Conference de Miami de 1997, celle qui a consacré la French Touch, avec du shit.

L’Amnesia de 1989, c’est encore un club underground dont tout le monde parle, mais que relativement de personnes connaissent vraiment. En arrivant, je découvre que c’est en fait une hacienda proche de la mer, une sorte de petite ferme avec un dance-floor ouvert sur le ciel. Mine de rien, tout le contraire des clubs habituels où l’on est enfermé sans même s’en rendre compte. À l’entrée, pas de contrôle de faciès, du look ou de l’attitude, on paye l’entrée, on entre, point barre. Il n’y a pas beaucoup de monde, pas beaucoup de lumières, des filles, des garçons, des hétéros, des gays. Chacun a assez de place pour danser. Et aux platines, le DJ Alfredo, un Argentin vivant en Espagne qui dirige le lieu depuis 1983. C’est avec la musique qu’il joue ce soir-là que la révélation a commencé.

Au fil des titres, je comprends qu’il a inventé un style unique. Pour bien se rendre compte aujourd’hui, il faut s’imaginer qu’il passe non seulement des titres que personne ne joue ailleurs, mais aussi qu’il mélange des titres de house américaine bien-sûr avec de la musique sous influence flamenco - type Paco de Lucia -, des hits pop ou reggae qui passent à la radio. Ce qui ailleurs serait proscrit, même un titre des Clash, « Why » de Carly Simon, « Situation » de Yazoo, « Our Darkness » d’Anne Clark ou « Josephine » de Chris Rea. À l’écoute, cela coule de source et c’est pourtant révolutionnaire. Alfredo n’est pas un DJ technique qui travaille à fond ses mix, ses enchaînements, c’est un DJ programmateur un peu comme David Mancuso à New York et ses soirées dans l’appartement baptisé Loft au début des années 80. Ou plus tard l’anglais Gilles Peterson. En direct, je découvre un son parfait et un pan entier de la musique électronique, ce qu’on appelle déjà « le son baléarique » : beau, estival, méditerranéen, très proche de la nature. C’est celui qu’on retrouvera plus tard sur les compilations Café del Mar dont les 17 volumes vendues dans le monde entier depuis les années 90. Une version locale mais universelle de la musique électronique, très différente de la variante italienne, très puissante à l’époque, de la française jouée par notamment par Laurent Garnier, de l’allemande minimaliste entendue au Trésor ou de la belge et de la hollandaise.

La révélation est autant musicale qu’architecturale. On est en plein Summer of Love de 1989, les raves anglaises à l’air libre ont marqué les esprits et l’Amnesia est ouverte sur le ciel. L’ambiance est familiale car j’ai aussi l’impression de découvrir une famille de gens purs, simples, privilégiant un lien direct avec la musique, quelque chose de tout à fait amateur. Le tout, à l’exact opposé de la mythologie de la nuit new-yorkaise des années 80, qui m’avait renversée elle-aussi quand je suis allé au Paradise Garage en 1987 où le decorum, les tenues, l’attente pour entrer à l’intérieur, l’aspect professionnel de la nuit comptaient vraiment. Là, la claque est douce, c’est presque une fête de village, un bal et une expérience de danse pure. Face au ciel, près de la mer, je me suis immédiatement senti chez moi, et Alfredo jouait si bien qu’il balançait des trucs que je n’avais jamais entendu ! Pendant trois heures j’ai voulu aller aux toilettes pour pisser, mais chaque nouveau morceau me clouait sur le dance-floor. L’avancée de la nuit et l’arrivée du petit jour ont parfaitement accompagné cette découverte. Arrivé parmi les premiers, je suis resté jusqu’au bout pour écouter le dernier morceau avec lequel DJ Afredo allait conclure son set et comment il préparait sa sortie depuis une heure. Ce fut une des plus belles nuits de ma vie. Bien sûr, les effets de l’ecstasy collent parfaitement à cette ambiance et ce feeling, ils renforcent tout ça. Si on veut la preuve que la musique influe sur le comportement des gens, elle est là. Pas d’embrouille sur place, que du plaisir. On est très loin des premières raves en France où c’était pas si facile d’entrer.

Cette parenthèse magique va durer jusqu’à ce que, petit à petit, l’île d’Ibiza s’industrialise. Je suis vraiment heureux d’avoir vu l’Amnesia avec son ciel ouvert, car cela ne va pas durer longtemps. Tous les disques favoris d’Alfredo vont être joués à travers le monde. Peu à peu, sur l’île, le bouche à oreille au sujet des meilleures soirées va être remplacé par des drag queens distribuant des flyers en ville, puis par des billboards annonçant les line-ups de DJ dès l’aéroport. Je n’y suis pas allé dans les années 90 car je n’avais pas d’argent. La fête va devenir une industrie, les discothèques seront immenses. Beaucoup de DJ eux-mêmes vont perdre leur âme, en devenant énormes, richissimes, toujours entre deux avions, jouant les titres attendus du public et des propriétaires des clubs. DJ Alfredo (Fiorito de son vrai nom) est resté marginal, il aurait pu gagner des fortunes avec le son baléarique qu’il a inventé. Il continue à près de 70 ans de jouer ce qu’il veut. »

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