Musique Monolake dans Trax

Au départ, les 64 ballons remplis d’hélium de la performance de Robert Henke et Christopher Bauder refusent de bouger. Le public de Beaubourg, plongé dans l’obscurité, perçoit une voix calme qui dit : « Il y a un petit problème », suivi par le bong, les accords archiconnus d’un Mac Pro qui s’allume après avoir planté. Le public s’esclaffe gentiment parce que toutes les personnes présentes, ce soir, travaillent sur Mac. Enfin, lentement, les sons d’ « Atom » s’approchent de nous et nous entourent : une pièce de plusieurs dizaines de minutes qui fusionne la musique de Robert Henke et la performance atomique programmée par Christopher Bauder. C’est un voyage en trois dimensions dans un ballet de formes géométriques qui symbolisent, à un niveau moléculaire, les sons organiques qui nourrissent l’héritage de Monolake, un des plus grands noms de la techno pensive allemande.
On nous a souvent opposés, mais je dois remercier Alexis Bernier de m’avoir fait découvrir Monolake au milieu des années 90. C’est en lisant Libération que j’ai été intrigué par les descriptions des premiers albums du duo Monolake, alors formé de Robert Henke et Gehrard Behles. Puis, en 1999, quand j’ai acheté « Gobi. The Desert », j’ai ressenti que la poursuite musicale qui a motivé mon travail de journaliste était parvenue à un plateau, exactement comme le jour où j’ai ramené de Londres, en 1989, le maxi de The Orb, « A Huge Ever Growing Pulsating Brain That Rules From The Centre Of The Ultraworld ». Monolake suffit à mes besoins et m’offre tout. Cette musique n’est pas froide, elle est l’expression de la terre qui bouge, des milliards de bactéries qui l’habitent, du vent qui pousse la poussière d’un continent à l’autre par les hautes sphères de l’air tout en retombant sur la musique de l’eau et le mystère de la musique germanique. Ce qui rend l’univers de Robert Henke si profond, c’est qu’il vient d’un homme chaleureux, qui compose une musique chaleureuse. Et rien ne sert d’écrire longtemps, il suffit de l’écouter parler.
- Comment voyez-vous votre musique évoluer depuis 1994 ?
Cette question en sous entent une autre : est-ce qu’un artiste devient meilleur avec le temps ? Ou fait-on juste ce que l’on peut faire en devenant de plus en plus ennuyeux avec le temps ? Sur un plan technologique, on apprend toujours des nouvelles techniques qui permettent de créer des musiques spécifiques, mais cela ne garantit pas qu’on va trouver de belles idées. Je sais que je suis techniquement meilleur. Quand j’ai une idée, je sais généralement comment je vais procéder pour la réaliser. Et si ça ne marche pas, j’ai de nombreuses alternatives. Dans ce sens, je vois une évolution de mon travail, mais je ne suis pas convaincu que le résultat soit forcément meilleur.
Vous avez la chance d’avoir une liberté totale, vous avez créé un son et une réputation autour de Monolake.
Oui mais on est toujours influencé par des forces extérieures. Quand j’ai commencé à composer, je ne faisais que ma musique, parce que je ne pensais pas que les gens seraient intéressés par ce que je faisais. Maintenant, je sens plus la présence du public sur mon travail et donc j’ai pris l’habitude de regarder ce que je fais avec plus de perspective : est-ce que c’est bon, est-ce que c’est OK ?
Vous avez eu la chance de commencer à produire grâce à la réputation des disques qui sortaient sur Basic Channel.
Cette liberté complète des maisons de disques est très importante pour moi. J’apprécie énormément l’idée que je peux faire exactement ce que je veux. D’une manière formelle, les choses ne pourraient pas être meilleures : j’ai mon propre label et aujourd’hui, les outils de productions sont si peu chers qu’il n’y a plus de limites techniques pour moi. Tout ce que je veux faire, je peux y accéder grâce à mon laptop. Donc, à ce niveau, c’est le paradis.
Vous êtes connu pour créer vos propres machines ; tout le monde n’est pas intéressé par cette démarche.
Si vous regardez Monolake et Robert Henke sous l’angle « il construit ses propres instruments », je suis content de ce que j’ai fait, je suis content du résultat. Mais quand je regarde le contenu musical, je suis plein de doutes. Et le public n’apprécie pas tellement que l’artiste exprime des doutes sur son travail. L’artiste est celui qui a des idées et qui fait des choses merveilleuses. Il n’y a plus beaucoup de place aujourd’hui pour l’artiste qui pense parfois que ce qu’il fait est de la merde. J’ai entendu une très bonne interview du compositeur américain George Crumb et il disait qu’il pensait sans cesse que ce qu’il faisait était mauvais et qu’il essayait toujours d’oublier cette impression. J’ai trouvé ça vraiment rafraîchissant, surtout que sa musique est très belle. Il doit avoir 70 ans et il a toujours des doutes sur son travail.
Je voulais vous poser des questions sur l’impression d’hypnose qui se trouve dans votre musique.
J’adore les changements lents dans la musique, qui sont très subtils et à la fois très dramatiques et c’est ce qui donne cette qualité d’hypnose. J’aime l’idée de la musique qui s’approche de vous lentement. Cette idée de musique spirituelle m’intéresse parce que j’essaye de faire est une musique à la fois exigeante, mais qui vous donne de la place, qui vous laisse respirer. Ma musique est plus définie par ce qui n’est pas dans le son.
Vous pensez que c’est parce que votre son est si organique ?
Oui, j’aime les sons qui changent tout le temps. J’aime les textures organiques dans l’art, dans la photographie, je suis émerveillé par la nature qui est une grande influence pour moi. À un moment j’ai réalisé que la musique électronique peut être très organique. Par exemple, pour quelqu’un qui joue de la musique classique, pour que le rendu soit vivant, il faut énormément d’adresse. Mais dans la musique électronique, les outils sont nombreux pour créer des sons vivants et je n’arrête pas de les transformer au fur et à mesure que le morceau avance, ce qui fait qu’à la fin, ces sons sont si complexes qu’ils sont, effectivement, organiques. C’est comme les premières images synthétiques. Au début, l’animation était très basique, on voyait que ça sortait d’ordinateurs. Aujourd’hui, vous voyez ces films avec des images fantastiques, par exemple les plantes ont tant de changements de couleurs, de la rosée, de la texture. La musique, c’est pareil. Il faut juste du temps. Je suis surpris par le peu de temps que les gens consacrent à créer des sons de nos jours. Créer des sons n’a jamais été facile et il y a énormément de musique aujourd’hui qui ne cherche pas à explorer ces possibilités. Je ne sais pas pourquoi.
Les disques de Kraftwerk ont toujours évoqué les paysages allemands. Can était énormément organique.
Absolument. Mais je ne sais même pas si c’est une influence allemande.
Pourtant, les Allemands font ça depuis 40 ans maintenant, il n’y a pas d’autre pays où la culture électronique est si linéaire.
La musique concrète faisait ça aussi.
Oui, mais la musique concrète est dans le domaine de la recherche, alors que dès la fin des années 60, les Allemands étaient dans la pop. Tangerine Dream, Klaus Schulze, c’est du marché de masse. Les producteurs américains mettent de la soul tandis que les Allemands mettent du mystère.
Oui, peut-être, mais je ne sais pas pourquoi. Je suis d’accord qu’il y a une continuité, mais je crois que c’est plus facile de le dire avec un regard extérieur. Comme je suis en plein dedans, je n’ai aucune idée pourquoi c’est ainsi.
Vous avez déjà rencontré Kraftwerk ?
Une fois, j’ai dit bonjour un Florian Schneider. Cela n’a pas été plus spécial que… Disons les choses autrement : je trouverais plus excitant de rencontrer Richard James. Je trouve que c’est une personne plus intéressante. Concernant Kraftwerk, j’ai l’impression que tout ce que je dois savoir sur eux est dans la musique. Je ne ressens donc pas le besoin de communiquer avec eux et j’ai trouvé le livre de Wolfgang Flur, « I was a robot » (Sanctuary) un peu absurde. C’est un livre triste.
Peut-on parler du dub ?
Pour moi, la musique électronique n’est pas froide et la manière avec laquelle le dub est joué est très similaire de ce qui se passe dans l’Electro. Cette manière de jouer avec un ensemble d’éléments très réduit, c’est très proche de la dance music électronique. La basse y est prépondérante avec des évolutions dans la progression très lente. C’est facile de comprendre pourquoi le dub a eu une telle influence. Quand je travaille sur un morceau, il y a des éléments que j’aime et j’ai une idée de ce que cela va donner. À partir d’un moment, ça m’ennuie un peu et j’ajoute d’autres éléments, et c’est précisément à partir de là que les choses deviennent dangereuses. C’est très tentant de rajouter sans cesse des détails dans la musique électronique. Les morceaux de Monolake que j’aime le plus sont ceux où j’ai fini par jeter beaucoup de choses.
Vous avez beaucoup de propositions venant de l’extérieur ? Je vois à quel point votre musique pourrait être utilisée par d’autres.
Les propositions sont bienvenues, mais ça dépend vraiment si ça convient à ce que je veux faire. Par exemple, je pense que je suis un très mauvais compositeur de musiques de film. Toutes mes tentatives ont été décevantes. C’est d’autant plus absurde que j’ai été ingénieur du son dans une école de cinéma, mais je ne suis jamais trouvé très à l’aise dans cet exercice. J’ai du mal à faire quelque chose si je réfléchis trop et je suis trop distrait à l’idée d’adapter la musique à ce qui se passe dans le film. La plupart du temps, je finis par être dépassé par les détails. Et je crois que c’est ainsi parce que j’ai rarement une idée préalable de ce que je vais faire. Parfois, je commence à composer et c’est la musique qui me dit quel type d’ambiance le morceau doit avoir. Je peux commencer un morceau très froid et il finit par être très chaud. Et pour être un bon compositeur de musique de film, il faut pouvoir créer une ambiance comme ça (il claque des doigts), sur commande. Je ne sais pas le faire. Par exemple, « Gobi. The Desert » n’était pas supposé être un morceau ambiant. Au départ, c’était du drum’n’bass. On avait déjà entre les mains un groove de drum’n’bass et derrière, il y avait « Gobi ». Ce qui était intéressant, c’était le fond et on a commencé à travailler sur le fond.
Il y a aussi de la drogue dans votre musique.
Ma relation avec les drogues n’est pas très forte... Mais ce que les gens veulent trouver dans les drogues est très universel. Ce besoin de flotter, de se libérer des obligations quotidiennes, une nouvelle sensation de vos sens. La musique sait provoquer toutes ces sensations. Pour moi, la musique est toujours un moyen d’échapper, j’aime cette idée d’écouter la musique pour être dans un autre monde. Donc la musique est un substitut de la drogue. Je me rappelle quand j’étais jeune, quand j’écoutais de la musique électronique avec mon Walkman, tout à coup je n’étais plus dans ma petite chambre.
Vous n’êtes pas beaucoup présent sur Internet.
Je suis assez sceptique, surtout en ce qui concerne MySpace. En fait, je serais assez content si MySpace n’existait pas. C’est une entreprise commerciale, un moyen très puissant pour rassembler des données personnelles. C’est finalement un logiciel très mal conçu, c’est très laid aussi. Je ne vois pas pourquoi je devrais y passer mon temps. Je me consacre à mon website pour le rendre le plus beau possible. Mon website est ma fenêtre sur le monde, on peut dire que c’est mon musée. Les gens peuvent être invités et je change les expositions… Le musée Monolake est construit par un bon architecte qui a construit de l’espace et de l’air. Alors pourquoi irais-je dans ce MySpace mal foutu où il y a de la pub partout ?
La vidéo de « Linear » sur YouTube montre l’identité visuelle de la musique de Monolake.
Je serais content d’en faire plus, si j’avais le temps ou si j’arrivais à trouver des gens qui feraient ça avec moi. J’aimerais beaucoup faire plus de vidéos et collaborer avec des artistes de vidéo, comme je le fais aujourd’hui avec Christopher Bauder pour le spectacle. Ce type de collaboration est juste le début. Ce projet « Atom » est un instrument qui prend en compte l’espace, les lumières et le son. Nous sommes juste au début de l’exploration de ce que nous pouvons faire.
« Atom » montre que vous faites de la musique avec des formes et des configurations qui ressemblent à des formules moléculaires.
Oui. Je perçois un groove intéressant comme une forme. Je ne peux pas la décrire en termes physiques, mais elle a une forme mentale. C’est une belle forme. C’est quelque chose que je peux presque toucher. Quand je parviens a un bon mélange de choses douces et de choses dures et qu’elles sont réparties dans l’espace et le temps, c’est pour moi la même chose que si elles étaient visibles dans un volume. Je crois que ce que j’aime dans la musique électronique, c’est son aspect visuel. J’aime aussi les instruments électroniques, je trouve qu’ils ont une beauté spécifique. C’est ce que j’aime dans « Atom », c’est que c’est une pièce d’ingénierie, c’est une machine.
C’est une plus grande projection de votre machine.
Oui, c’est une projection d’une machine plus petite. La moitié des sons d’ « Atom » ont cette texture de machine. C’est très Fritz Lang.
Comment vous protégez-vous ?
C’est très simple : je ne sors pas. Quand je suis chez moi, je suis isolé. Je peux me cacher de cette masse d’informations. À Berlin, c’est normal. Il y a tant de choses à faire à Berlin tous les soirs que les gens deviennent presque paresseux. Tous les soirs, il y a au moins 5 concerts et je ne sors que lorsqu’il y a quelque chose de très spécifique comme un set d’Amon Tobin. Je fais très attention en choisissant la musique qui vient à moi.
Comment vous projetez-vous dans le futur ?
Je vieillis avec mon public, donc je ne me considère pas dans une musique qui est réservée aux jeunes. Je connais beaucoup de gens qui écoutent Monolake qui ont 50 ans. Et quand je mixe, je vois beaucoup de personnes qui ont 20 ans, donc je n’ai pas peur de perdre le contact. J’aime présenter mon travail dans un cadre comme Beaubourg parce que, évidemment, ce que je fais ici pourrait venir d’un musicien qui a 80 ans. Je ne vois pas de limite d’âge ici, alors que je sais très bien qu’il y a une limite d’âge quand je joue dans un club. Depuis quelques années, je suis parvenu à séparer très nettement Monolake de mon travail dans les clubs. Dans vingt ans, je m’imagine très bien à travers Monolake, mais je ne sais pas si ce que je ferai sera intéressant en terme de nouveauté. D’un autre côté, est-ce que la musique doit être toujours neuve, je n’en suis pas sûr. Aujourd’hui, si quelqu’un faisait du Tangerine Dream d’il y a 30 ans avec des nouvelles compositions, je crois que ce serait intéressant.
Précisément, « Signal To Noise » est complètement « Phaedra ». Parlez-moi de la nature.
Quand je parle de nature, je vois le vide de la nature. Je suis très facilement dépassé par trop d’influences et ce que j’aime le plus, c’est d’être dans un désert, dans une forêt, dans les montagnes ou sur une plage, seul. C’est plus simple, il y a moins de distraction.
Comme les humains.
Oui, c’est vrai. J’aime vivre en ville, mais j’ai énormément besoin de la nature comme contrepoids. Quand je suis en ville, je ne peux pas réfléchir, je suis trop absorbé par ce rush constant. Quand je fais une tournée, et que j’ai la possibilité de passer du temps dans un désert ou à la montagne, je deviens une autre personne et j’atteint un stade mental très différent de celui que je connais à la maison. Beaucoup d’idées ou de décisions me viennent alors. Je rêve d’aller en Amazonie avec quelqu’un qui pourrait m’expliquer ce que je vois. C’est quelque chose que j’apprécie énormément en tournée parce que, parfois, je vais jouer dans un endroit où je sais que le public sera minuscule. Il y a quelques années, j’ai accepté de jouer gratuitement en Alaska parce que l’organisateur m’avait proposé de me montrer la région. Il n’y avait que 50 personnes au concert donc ce n’était pas pour l’argent. Ce type génial m’a accompagné pendant 4 jours dans des coins absolument perdus et c’était le paradis pour moi.