Politique / Sida Act Up Graphisme et sida

Pendant des années, il y a plein d’étudiants qui ont fait leur mémoire ou que sais-je sur le sida et il a fallu répondre à beaucoup d’interviews. Et de temps en temps, vous avez une interview intéressante qui sort. Comme celle-ci réalisée par Florent Jumel, un étudiant qui a réalisé son mémoire M2 Arts Plastiques sur "L’artiste face à la crise du Sida". Voici l’interview, elle est bien et il faut remercier Florent pour ça.

Florent Jumel : Tu crées en collaboration avec Pascal Loubet et Luc Coulavin en 1989 la branche française Act Up-Paris. Quel rapport entretient alors Act Up-Paris dès ses débuts avec l’activisme artistique ? ACT UP qui a vu le jour en 1987, à l’initiative de Larry Kramer, se singularise très rapidement. Une délégation d’ACT UP monte une installation, Let the record show..., dans la vitrine du New Museum of Contemporany Art de New York en 1987. Dès les débuts d’ACT UP, la charge artistique tient une place conséquente dans les discours et les actions mis en œuvre. Quel parallèle peux-tu faire avec la branche ACT UP Paris à ses débuts ?

Didier Lestrade : Je parle pas mal de ça tout au long de mon bouquin Act Up, une histoire . Je voulais que ce lien entre design et activisme soit bien expliqué parce que c’est vraiment ça qui m’a attiré vers ACT UP-New York, leurs stickers dans la rue, le design de leurs affiches. Bon d’abord, la maquette, la typo, ce sont des choses dans lesquelles je suis tombé très jeune en lisant Interview de Warhol. Ensuite la création de Magazine, la revue que je faisais dans les années 80, que tu peux voir dans mon site. Mais j’étais déjà, à la fin des années 80, très dans Jenny Holzer, Barbara Kruger et tout ce qui était minimal et conceptuel. Ce que les gens ne savent pas souvent, c’est que Gran Fury, le groupe qui a créé le Silence = Death Project, avec ces affiches noires et le triangle rose, a commencé à coller ces affiches dans les rues de NY avant la création d’ACT UP, en 1986, mais ne s’est officiellement constitué qu’en 1988. C’est donc ACT UP-New York, en se formant, qui fusionne avec un groupe d’artistes qui va signer ensuite la majorité de leurs logos et affiches. On voit tout ça dans le bouquin de Douglas Crimp, Aids Demo Graphics, que j’avais ramené de NY en 15 exemplaires pour les offrir aux membres du premier Comité de coordination d’Act Up-Paris, en 1989, qui rassemblait tous les chefs de groupe de l’association. Je voulais qu’ils suivent la typo, qu’ils s’imprègnent de l’imagerie d’ACT UP NY. On a réussi, pendant plusieurs années, à continuer et persévérer dans cette charte graphique. Très vite, on l’a renversée avec l’influence de Loïc Prigent et Geneviève Gauckler, au milieu des années 90, qui ont complètement chamboulé les codes, pour rigoler aussi, et ça a été très efficace. Mais ensuite, Act Up s’est laissé aller et a commencé à faire n’importe quoi.
Je suis convaincu, comme beaucoup de personnes, qu’il y a un "design sida", unique dans l’association d’un visuel et une maladie. Les typos d’Act Up sont devenues "les typos du sida" et on pouvait reconnaître Act Up de très loin sur son look et ses visuels. Je pense que c’est une fonction évidente du design et de l’art, de convoyer une image qui va plus vite que le texte, surtout à travers les médias. Dans ce sens, c’est un design au service du militantisme.

FJ : Que penses-tu du concept d’image virus chez General Idea ?

D.L : Bon, d’abord j’aime toutes les variantes du Love de Robert Indiana, j’en ai posté un récent sur mon Tumblr avec "PORN" écrit à la place en lettres noires, je trouve que c’est un des plus beaux logos jamais inventés. Je pense que le travail de General Idea poursuit dans cette direction, en persistant à mettre les personnes en relation avec ces variantes et, franchement, quand le travail graphique est de cette qualité, c’est ça qu’on devrait utiliser pour les campagnes de pubs institutionnelles. Il suffit de voir les pubs dans le métro anglais sur l’homophobie, c’est classe et très violent en même temps. Sur un sujet comme le sida, c’est fascinant de voir que malgré l’overdose de création et de logos et de visuels en l’espace de 30 ans, ce qu’on fait est de plus en plus laid, enfantin, débile. C’est ce que j’appelle "l’art sida Solidays", c’est le dénominateur le plus bas.

FJ : Cette image, image-virus, se propage, des affiches apparaissent partout, dans les villes, puis deviennent des tableaux, des timbres, l’on verra même le logo AIDS de General Idea sur un des panneaux publicitaires de Time Square. Pourquoi ne pourrait-on plus voir des démarches comme celles-ci naître aujourd’hui ?

D.L : Parce que le graphisme est mal accepté en France. Je reviens sur le festival international de l’affiche de Chaumont et on voit bien, dans la sélection de cette année, que très peu d’affiches ou de visuels utilisaient le sida, alors que le thème est toujours propice à de la création. Voir mon papier sur Minorités sur le graphisme des régions de France avec leurs logos super laids.

F.J : D.Deitcher, dans Taking Control : Art and Activism, en 1990, dit :" Les pratiques culturelles critiques et d’opposition ont le pouvoir de déstabiliser et d’entraver les pouvoirs de reproduction de l’idéologie dominante". Est-ce une idée partagée et appliquée par Act Up-Paris ? Crois-tu en l’art activisme, c’est-à-dire, donnes-tu personnellement une importance, une place aux artistes militants comme porteurs d’un discours universel ?

D.L : Oui, bien sûr, je suis militant avant tout, et même si ça me limite forcément dans l’art, je suis intéressé d’abord par ce type de communication. Act Up était un contre-pouvoir, le premier groupe vraiment politique contre le sida. Avant, il y avait du social, mais Act Up apporte vraiment cet antagonisme dans les rapports avec l’Etat, les institutions, l’industrie pharmaceutique, la médecine, la science, les médias. Il faut donc un design très puissant, surtout quand on est une toute petite association sans argent, pour donner de l’épaisseur au message. J’ai une vision très communautaire de l’activisme, j’ai un bouquin qui sort sur ça dans quelques mois, et cet aspect minoritaire, pour moi, c’est ce qui nourrit la société de la base, au niveau grassroots, et pas du sommet, de l’art, de l’académie. C’est ce que je fais aujourd’hui à travers Minorités. Donc si on parvient à devenir efficace et gagner, car c’est ça qu’on a accompli, en fait, gagner pour avoir les trithérapies en 1996, alors cet art a été très marquant dans tout le processus de pouvoir d’Act Up, un groupe qui ne dépend pas des institutions pour réussir.

F.J : Comment expliques-tu, qu’aujourd’hui, parmi les séropositifs qui ont la chance de bénéficier de traitements, certains n’ont ni conscience, ni connaissance des combats menés par Act Up ? Comme par exemple celui pour l’accélération de la commercialisation des molécules et également de la baisse des prix ?

D.L : Ce n’est pas faute d’avoir écrit et réécrit cette histoire qui est une épopée. Il y a plein de textes, j’ai écrit un livre sur ça, d’autres ont analysé d’un point de vue socio comment une telle réussite a pu se faire. Je crois que les gays, surtout les jeunes, en ont marre qu’on leur dise que le sommet de l’activisme gay et sida date de cette époque, et puis quand tu as une multithérapie en monodose aujourd’hui, qui veut se faire chier à savoir comment on a réussi à trouver 1 molécule, puis une autre puis une autre et puis une autre et enfin comment on a fait pour mettre les 4 dans une seule pilule. People don’t care. C’est l’idée de la mémoire, si la Mairie de Paris avait des archives LGBT, on connaîtrait mieux cette histoire qui est pourtant centrale. C’est criminel de ne pas entretenir ce souvenir.

F .J : Pourquoi alors n’existe-t-il pas une mémoire des luttes, comme peuvent connaître les luttes contre l’Apartheid ou encore les combats féministes ?

D.L : Pareil, on a essayé, vraiment. Mais si on regarde les débats importants actuels sur "l’homo-nationalisme", on réalise que ces débats ne soient relayés ni par les médias gays, ni par les associations et la France est le seul pays où on ne parle pas de ça.

F.J : Dans le début des années sida, on nous faisait croire que cette infection ne touchait que les homosexuels, les artistes, les drogués ou encore les minorités ethniques. Le statut de l’artiste ne s’est-il pas trouvé bouleversé ? L’enjeu ne résidait-il donc pas également dans la réhabilitation d’un discours artistique dans la sphère sociale, pour mieux lutter contre le sida et pour les malades ?

D.L : Non, il y a eu 2 choses importantes. Le coming-out de séropo d’un côté, avec des artistes qui assument plus ou moins tôt dans leur maladie leur statut de séropositif. Ça c’est un prolongement aussi du travail de l’artiste, créer sur un sujet en s’affirmant vraiment concerné dans sa chair par le sujet. Le sujet, c’est la mort. Donc la culture sida va être aussi un énorme outil pour alerter la population, au sens le plus large, à travers l’art, le cinéma, la télé, les livres, etc. Donc le sida a été un énorme déclencheur de création. Le statut de l’artiste est dégradé, pour moi, quand il n’est pas cohérent. Il crée sur le sida, il en meurt, mais il ne le dit pas (Foucault). Là c’est toute sa carrière qui devient bancale, au plus profond du raisonnement, car l’artiste bute contre le dernier challenge de sa vie - et l’art ne l’aide pas à s’affirmer tel qu’il est. Ce qui signe pour moi l’échec de l’artiste. C’est encore PIRE quand tu as une rétrospective immense de Keith Haring à Lyon et tu réalises que le côté gay / black / underground est caché, et donc le sida avec. Enfin, Keith Haring !

F.J : J’aimerais avoir ton point de vue sur le discours des autorités, des associations en 1989 et aujourd’hui en 2011. Quelle étaient les propositions faites à un séropositif dans les années 1988, 89 en France ? Après l’annonce de la séropositivité, les personnes étaient-elles dirigées vers un hôpital ? Bénéficiaient-elles d’un soutien, associatif ? Psychologique ?

D.L : Non, le soutien était le même, on était tous au courant qu’il y avait une "période d’incubation" ou "asymptomatique" pendant laquelle on était séropo sans tomber malade. On était suivi par le médecin ou l’hôpital (au choix) avec des bilans réguliers, des essais thérapeutiques si c’était possible, et des antirétroviraux qui arrivaient au compte-goutte. L’idée, quand même, c’est qu’on avait 5 ou 10 ans à vivre. Donc il y avait vraiment une urgence. Les associations comme Aides étaient présentes depuis 1984. Les psys étaient ouverts à la question, il y a eu toute une génération de médecins, dentistes, ophtalmos qui se sont spécialisé dans le sida. Moi je suis devenu séropo en 1986 et c’était déjà pas du tout le situation catastrophique de 1984. Mais les gens mourraient beaucoup à la fin des années 80, et surtout pendant les années 90 car les premiers médicaments qui ont aidé ne sont apparus que vers 94.

F.J : L’arrivée des trithérapies est-elle la conséquence d’une diminution du sentiment de révolte autour de l’épidémie du sida ?

D .L : Oui, elle est le résultat du summum du sentiment de révolte. C’est une victoire, pour moi la plus grande du milieu associatif LGBT ever. C’est cette colère qui a permis les médecins, les scientifiques et les labos pharmaceutiques d’aller plus vite. Les médicaments ont été autorisés sur le marché à vitesse grand V, comme les associations le demandaient. C’est vraiment un énorme boulot de lobby et de pression. Mais cette victoire obtenue, les gays ont revenus à leur sexualité et à la consommation.

F.J : Quel type de parole, quel organe du pouvoir, quel type de production culturelle devrait-on aujourd’hui encourager, développer pour être relancer l’activisme autour du sida ?

D.L : Je crois que FB, Twitter et Tumbler SONT de l’art. Et personne n’utilise ces médias pour faire du militantisme sida. C’est fascinant ! Et je crois qu’ils ne le font pas car ce qui manque, c’est la politique du coming-out et de l’outing qui est centrale dans cette démarque. Quand on voit que les hypsters sont à la pointe du monde gay, et qu’ils ne parlent JAMAIS du sida, c’est typique de la génération des 30 ans.

F.J : Ton parcours, est sans cesse traversé par la création, la prise d’initiative. Création à l’origine de revues, d’associations, de blogs, de magazines… Tu es sans cesse en prise avec l’actualité culturelle et politique. Comme l’artiste, te sens-tu guidé par ce désir de créer ?

D.L : Ce n’est pas quelque chose auquel je pense souvent, mais un ami américain m’a dit la semaine dernière que "je me suis réinventé plusieurs fois" et c’est vrai, il y a le Lestrade disco, le Lestrade Magazine, le Lestrade house, le Lestrade Act Up, le Lestrade Têtu, le Lestrade "je vous quitte tous pour la campagne" et le Lestrade de maintenant, blogueur et polémiste. On a essayé de m’écraser plusieurs fois dans la vie et mon but à chaque fois de prouver aux gens qu’ils se trompent : c’est FACILE d’inventer des choses, on a une idée, on la crée et après on la nourrit et après elle se nourrit toute seule. Je suis un entrepreneur dans l’idée de "y’a qua".

F.J : Le fait d’être séropo te donne-t-il le sentiment d’être emprunt à un regard particulier, à un devoir de combat, de lutte ? Je ne sous-entends pas qu’il résiderait dans le statut sérologique la solution à l’investissement dans la politique et la culture. Cependant, le fait d’être séropositif en 1986 est-il à la source d’une urgence de création et d’investissement dans les luttes ?

D.L : Oui bien sûr. Je réalise aujourd’hui que tous les gens que je vois autour de moi, même dans ma famille, se prendre la tête pour des trucs secondaires n’ont pas eu de maladie mortelle. C’est un effort de décider ses priorités dans la vie et la séropositivité (quand c’est bien fait !) impose de trouver ces priorités très vite et après c’est un processus de vie normal. On est plus focalisé, il y a plus d’urgence, c’est By All Means Necessary de Malcolm X. Etre séropo, c’est savoir qu’on ne peut pas tout avoir dans la vie, mais qu’on peut obtenir ce que l’on veut vraiment si on met de côté le bullshit.