Politique / Sida Au-dessus de la loi

Un autre article publié au tout début de Warning, quand l’association approuvait le point de vue de Louise Hogarth dans "The Gift". Six mois plus tard, elle disait exactement le contraire.

Dans l’actuel débat brumeux provoqué par le risque de criminalisation des séropositifs, de nombreux non-dits perdurent - on commence à comprendre pourquoi.

Finalement, les homosexuels se considèrent au-dessus de la loi. Aux États-Unis, par exemple, de nombreux cinéastes et écrivains sont parvenus à convaincre la société que les Noirs (et les autres minorités défavorisées) sont au-dessous de la loi. La loi les domine, elle les écrase, elle se débarrasse facilement des fauteurs de troubles et le pourcentage de prisonniers de race noire et latino dans les prisons américaines le prouve. La loi ne parvient même pas toujours dans leurs quartiers, ce qui montre aussi qu’elle se désintéresse du sort des plus faibles en les laissant vivre dans des conditions de plus en plus dures. Ce qui se passe de l’autre côté de l’Atlantique existe déjà en France, on le sait. Certaines minorités vivent donc sous le joug de la loi et je me demande vraiment qui oserait s’opposer à une telle déclaration.

En France, de nombreux indicateurs semblent indiquer que les homosexuels se considèrent, eux, au-dessus de cette même loi. Bien sûr, leur condition de minorité est la source de risques quotidiens, liés à l’homophobie, et d’une mise à l’écart de la société. Mais il est aussi possible d’affirmer que les homosexuels vivent mieux que d’autres minorités. Quelques jours avant la Gay Pride, les associations gay, lesbiennes, trans and whatnot sont reçues par le premier ministre, comme le serait n’importe quelle corporation ou groupe de syndicats. Que cela entraîne ou pas de décision politique, c’est un autre débat. Il n’empêche que d’autres minorités sont moins facilement reçues, au pied levé, par les plus hautes instances du pouvoir. Par exemple, après les conclusions de l’affaire du RER D, cet été, on aurait pu imaginer que le Premier Ministre reçoive les associations musulmanes afin de les rassurer. Cette demande a d’ailleurs été formulée dans les courriers de lecteurs publiés par Libération, qui disaient presque tous : « Voilà, le mal est fait, le message venu du plus haut de l’Etat disait : les Arabes et les Noirs sont responsables de tout ça ». Mais non. Rien n’a été fait. Le 14 juillet, Jacques Chirac a même insisté pour défendre l’emballement général concernant cette affaire.

Les homosexuels, eux, se montrent très attentifs aux affaires judiciaires qui pourraient mettre en danger une impunité de fait en ce qui concerne la contamination volontaire du VIH. Dans une certaine mesure, les pédés pensent - peut-être avec raison - que la gravité du sida fait que des actes répréhensibles se produisent parce que la nature humaine est ainsi faite. Il y a une créance dûe au sida, et c’est ce qui se passe quand un drame mondial se produit : plus le drame est important, plus la société doit montrer des signes de compréhension. C’est bien. Nous avons travaillé pour ça. Mais est-ce que ça veut dire qu’on peut faire n’importe quoi avec le virus que l’on porte ?

Pour l’instant, les associations de lutte contre le sida défendent systématiquement la personne qui a contaminé d’autres personnes, mais quelle est la limite morale de ce choix ? Le point de vue théorique des associations évoluera-t-il quand certaines contaminations s’accompagneront de mises en scène de plus en plus élaborées dans la névrose ? Sans glisser dans le sensationnel bizarre, le documentaire de Louise Hogarth, « The Gift » décrit très bien certains mécanismes liés à la contamination volontaire. Bref, l’idée de principe qui protège un séropositif qui n’aurait pas protégé un de ses partenaires sous-entend que le fait d’être séropositif, en soi, protège l’individu qui a commis un délit. Il souffre déjà, nous dit-on. D’autres personnes, dans la société, ne disposent pas d’une telle excuse, et pourtant elles souffrent aussi beaucoup. Et certaines maladies sont tout aussi graves, sinon plus, que le sida.

On revient là à l’affaire du RER D. La fille mythomane qui a fait la une des médias pendant plus d’une semaine a causé une énorme souffrance envers tous les Arabes et tous les Noirs français qui ont bien remarqué que personne n’a pris leur défense. Je ne veux pas faire mon Daniel Schneidermann, mais trois jours seulement après le début de cette affaire, la mère de la fille mythomane est passée à la télé, aux infos du soir, en disant : « Oui ma fille dit des mensonges très graves, et je m’en excuse, mais la mettre en prison ne va pas l’aider du tout ». D’accord ! Je n’ai pas particulièrement envie de voir cette fille en prison. La seule chose que je remarque, comme tous les Arabes et les Noirs de France, c’est qu’elle est toujours en liberté. Quand on a un tel impact sur la société, quand on insulte autant de gens d’une manière délibérée, on pourrait penser que la justice interviendrait pour condamner clairement une mythomane qui a utilisé ses propres délires pour charger tous les Noirs et tous les Arabes de ce pays. Retournons même la situation : si cette mythomane avait été Noire, dans une cité, vous croyez qu’elle aurait été si bien traitée ? Non. Il y a deux poids. Et deux mesures.

Alors, quand on est soi-même homosexuel et séropositif, le discours que je développe pourrait paraître étrangement poujadiste. C’est un des sujets les plus brûlants de l’homosexualité moderne et c’est pourquoi il faut sans cesse insister car les autres homosexuels n’ont pas du tout envie de l’aborder. Il y a quelques jours, Louise Hogarth me racontait qu’aux USA, très peu d’homosexuels célèbres avaient soutenu son documentaire. Non pas parce qu’ils n’étaient pas d’accord. Harvey Fierstein l’a trouvé fantastique. Mais voilà, Harvey a pensé qu’il était « too hot ». Trop dangereux. Et c’est là où on revient à un autre sujet qui sera, je n’en doute pas, très développé par Warning. L’affaire du mariage gay a, pour l’instant, surtout tourné autour de la question de l’égalité des droits. Très bien. Mais il serait temps qu’on aborde celle des devoirs. Si les homosexuels séropositifs ont le droit de contaminer d’autres personnes sans que la justice n’intervienne, alors quelle sera la vraie valeur de ce mariage gay face à la société ? Est-ce que ce mariage gay est un moyen légal pour encourager les gays à se comporter mieux (en tout cas, en ne contaminant pas leur partenaire ?) Est-ce que ce mariage est aussi une option pour que les séronégatifs restent fidèles au safe sex ?

Certaines associations, comme Act Up, sont descendues à Bègles pour défendre une nouvelle forme du mariage gay, un mariage où la fidélité, par exemple, ne serait plus un des éléments fondamentaux du mariage. OK, on sait bien que chez nous, les gays, la fidélité, c’est un sujet extrême, identitaire. Mais enfin, aller voir le maire pour se marier tout en revendiquant, dès le premier jour, dès l’échange des alliances, un droit à l’infidélité, c’est quand même un peu fort, non ? Ces homosexuels claironnent : « Grâce à nous, l’institution du mariage va évoluer, nous sommes vraiment les avant-gardistes du discours amoureux ! » Les gays s’adressent au mariage pour le révolutionner, mais de nombreux observateurs, gays ou non, ont déjà relevé le paradoxe de ce fonctionnement. Comme si une minorité - qui d’ailleurs ne se bouscule pas pour proposer d’autres mariages post-Bègles - allait faire évoluer une institution hétérosexuelle vieille de 35 milliards d’années (j’exagère, vous savez bien). Mon point : là encore, les homosexuels se considèrent au-dessus de la loi. Le mariage, c’est bien, il le faut, on l’aura. Mais croire que ce contrat entre deux personnes n’est pas un contrat avec la société, qui fonctionne un peu de la même façon pour tous, c’est encore s’imaginer que les gays peuvent avoir le beurre, l’argent du beurre et le cul du crémier.

On peut aussi imaginer que si les gays ne se protègent pas face au sida, c’est parce qu’ils sont en révolte envers une société qui n’avance pas assez vite dans l’évolution de leurs droits. Si les homosexuels obtenaient une avancée fortement symbolique de leurs droits, ils auraient peut-être envie de « remercier » cette société par une meilleure façon de se comporter les uns envers les autres. C’est ce qui c’est passé au début des années 80 avec la dépénalisation de l’homosexualité voulue par la gauche au pouvoir. C’est aussi ce que pensent, depuis toujours, certains leaders Noirs par exemple. Quand les minorités ne voient pas le changement venir, elles se rebellent. Le bareback serait une manière de se montrer au-dessus de la loi pour faire avancer celle-ci.

Tristement, je ne crois pas que les barebackers soient aussi sophistiqués dans leur jugement. Certains le sont. La grande majorité a des aspirations beaucoup plus simples : baiser n’importe comment, en attendant que la société se pose des questions sur leur comportement. La remontrée de l’épidémie chez les gays, l’augmentation des IST, les procès autour de la contamination volontaire de partenaires fidèles, cela va commencer à faire tache. À un moment, la société aura le droit de se tourner vers les homosexuels pour questionner leur comportement. Personne n’est au dessus de la loi, ou de la morale. Et c’est là où l’enjeu du mariage gay deviendra un élément de négociation sociale et politique. Les défenseurs du mariage n’ont pas l’air de s’intéresser aux liens cachés entre cette institution et la prévention.