Politique / Sida Before N.F.

Un texte du tout début de Warning, quand l’association était encore anti-bareback.

Tous mes amis disent que lorsqu’ils vont dans le Marais, il y a tellement de mecs qui ont des visages amaigris qu’ils se cognent sans arrêt sur l’idée du sida. À gauche, à 11 heures, lipodystrophie. À droite, à 16 heures, lipodystrophie. Droit devant toi, à 20 centimètres : lipodystrophie ! On se demande vraiment à quoi ça sert de faire sans arrêt des articles dans Têtu sur les produits de comblement. Hey, les mecs, le New Fill, ça marche ! Les copains voient que certains de leurs amis, qui ressemblaient à des cadavres il y a pas si longtemps, ont un sourire à 100 balles et se font des mecs à nouveau. Alors, je me pose des questions. Si ça marche sur moi, si ça marche sur tous les mecs que je connais, pourquoi les pédés ne le font pas ? Et surtout ne me sortez pas le joker misérable à la Act Up : « parce que ça coûte cher, gnagnagna ». Non, ça coûte 1300 euros pour 5 séances (aux USA ça coûte 4 fois plus cher) et c’est le prix qu’on paye en attendant que ça soit remboursé par la Sécurité Sociale et je trouve que c’est pas très cher payé pour retrouver un visage qui ressemble à celui qu’on avait avant la trithérapie.

Approfondissons le sujet. Nous sommes dans une société très marchande. Le dernier numéro de Têtu est tellement rempli de pub que c’est le plus gros jamais publié par le magazine. La pub, chez les gays, ça marche aussi. Quand on a créé Têtu, on rêvait d’un magazine qui serait accepté par la publicité, au point que les annonceurs se battraient littéralement pour avoir de l’espace payant. On voulait être accepté. Et rien de mieux que la pub pour le prouver. Donc, pour le meilleur et pour le pire, les gays sont au coeur de ce marché. Et voici qu’apparaît un produit qu’on injecte dans le visage, qui fait même pas mal (et pourtant j’ai vraiment peur des seringues) et qui fait que dès la sortie du dermato, sans hématome ni rien, le visage a repris forme. Il y a un moment vraiment unique, quand vous descendez dans la rue, à peine rougi mais pas tuméfié, comme si vous aviez piqué un phare devant un beau mec, et votre regard apparaît par hasard dans le reflet d’une vitrine.

Ce visage, ce n’est plus le vôtre. Enfin, si, c’est bien le vôtre. Mais pour combien de temps ? Vous vous êtes tellement habitué à cette image de handicapé, de victime, que cela vous choque de revenir vers la personne que vous étiez avant. Cela vous fait plaisir, vous marchez dans la rue, le visage un peu plus droit, vous êtes presque prêt à défier les autres. Mais vous avez changé, l’espace d’un rendez-vous chez le dermatologue, le vous que vous étiez le matin même. Vous avez repris le contrôle sur vous. C’est comme si vous aviez fait un régime qui fonctionne dès le premier repas. Qui écrit là-dessus ? Sûrement pas les acteurs pédés planqués qui ont recours au New Fill pour corriger leur carrière pour le cinéma français. Sûrement pas les réalisateurs homosexuels comme Christophe Honoré ou Gaël Morel qui nous pondent des films sur le mal être (whatever that is). Sûrement pas les journalistes gays qui aimeraient qu’on puisse croire que leur visage est redevenu rond « naturellement » ou « magiquement » parce qu’on a la pêche. Sûrement pas le laboratoire pharmaceutique qui vend le New Fill parce qu’il attend que la rumeur grandisse, que des textes comme celui-ci soient écrits. Parce que la rumeur, chez les gays, c’est fondamental.

Le New Fill, c’est un secret que les gays entretiennent parce que c’est un peu l’équivalent du spot caché du surfer. La meilleure vague est ici, mais il faut surtout pas le dire, autrement tout le monde va débarquer. C’est un peu comme ces sex clubs à Rio de Janeiro, où les plus beaux tapins du monde sourient et baisent pour 10 euros. C’est comme le cristal parce qu’on veut être le premier dans le quartier à l’avoir essayé. Les homosexuels savent que le New Fill va réparer certains dégâts très marquants du sida mais sont-ils prêts à le partager ? Ce plaisir de ne plus avoir honte en se regardant dans la glace, ils le veulent pour eux seuls.

Et c’est là où je me pose encore des questions. Comment peut-on militer pour obtenir ce qui nous revient de droit quand nous ne voulons pas l’offrir aux autres ? Comment peut-on être à ce point obsédé par le shopping quand l’objet le plus valorisant d’entre tous, un visage neuf, n’est pas acheté par tous les gays du Marais qui souffrent de lipoatrophie ? Comment peut-on accepter que les associations de lutte contre le sida se mobilisent si mollement pour offrir le remboursement d’un service médical qui changerait si profondément la vie des séropos qu’ils sont sensés défendre ? Parce que je peux vous l’assurer, les associations se prennent le chou pour des trucs qui ont des répercutions beaucoup moins directes et évidentes que le remboursement du New Fill – et vous le savez tous. Je crois qu’ils sont si mous parce qu’ils ont « le nez sur le guidon », comme ils disent, ils ont perdu le sens du recul et des urgences. Mais surtout, ils ne se bougent pas le cul parce qu’ils se disent que si les gays retrouvent leur visage, alors ils n’auront vraiment plus le moindre moyen de les considérer comme des handicapés.

Je suis une victime, oui, mais je peux m’en sortir. Je connais la chanson de Candi Staton par cœur. C’est une chanson qui parle de la victimisation et vous savez quoi, elle est très longue. C’est une chanson interminable. En 1997, quand on a commencé à parler du « deuil du deuil », quand les sociologues ont compris que les séropos allaient devoir admettre qu’ils n’allaient pas tous mourir, on n’a pas réalisé que le deuil du deuil mettrait des années à se réaliser. Moi, par exemple, je n’ai compris que je n’allais pas forcément mourir il y a deux ans seulement. Et je suis séropo depuis 17 ans. Le deuil du deuil, c’est quelque chose de très progressif.

D’ailleurs, avons-nous le recul pour savoir si c’est définitif ? Tous les trois mois, on s’habitue à aller à l’hôpital pour les bilans et les résultats sont toujours bons. Ça marche, ça aussi. Et on met des années à l’accepter. Mais le New Fill, c’est instantané. À la rigueur, ça va plus vite que le cerveau. Notre esprit est toujours marqué par ces années de dégénérescence physique, à cause du visage qui s’amaigrit, des jambes qui s’en vont, littéralement, elles vont ailleurs, on ne les retrouve plus. Et je parle pas des fesses. Il y a toujours un ami pour dire : « Non, je t’assure, ça se voit pas trop » mais vous, vous savez bien que quelque chose d’effroyable est en train d’arriver et ça n’arrête pas de s’aggraver. Alors, quand le New Fill est là, on réalise qu’il y avait une vie avant le New Fill (« Before N.F. », c’est plus biblique) mais l’esprit ne l’a pas encore imprimé. Le visage a changé, pas l’esprit. C’est comme pour n’importe quelle opération esthétique ou chirurgicale, il faut du temps pour assimiler que le corps a été réparé. On garde pour longtemps cette marque, car si le corps est réparé, il n’oublie pas si facilement le fait qu’il a été altéré, et vous avec. Votre vie entière.

Maintenant, le visage est fait. Reste à trouver un autre produit pour se faire gonfler le cul et on ne sera presque plus séropo. Les pédés vont redevenir ronds et on pourra oublier cette mode de bears avec un pourcentage de body fat de 875%. Trop pour moi. Arrête, il y a tellement de graisse, je sais même plus où est ta bite ! Mais le pire, c’est que votre ami, le même exactement, est le premier àà dire : "Oh, c’était pas si grave ta lipoatrophie du visage. Moi en tout cas, ça ne me gênait pas". Pauvre conne. C’est pas ton avis qui m’intéresse, c’est le mien. C’est pas toi qui se levait le matin et qui a pris l’habitude de ne plus regarder DU TOUT dans le miroir. Heureusement que j’ai une peau naturellement en bonne santé mais ça m’a pas aidé pour réaliser que j’avais des poils qui poussaient dans mes oreilles !!! Maintenant, si tu tiens à ton identité, il faudra que tu lui rappelles, à cet ami, qui n’a pas fait son test depuis deux ans, que tu as morflé à cause de cette lipoatrophie et que si c’est passé, tu as morflé malgré tout. Et d’un autre côté, tu vas fermer ta gueule, parce que tu en as marre de penser que tu pourrais être une victime parce que c’est la bonne excuse, c’est pour ça que toutes ces folles ne s’achètent pas du New Fill. Elles veulent avoir la gueule de quelqu’un qui souffre. Comme ça elles ont le joker imparable quand elles font du bareback. Plus je suis maigre, moins j’ai à perdre.
Vous savez, Warning, c’est comme le poker.
J’ai un brelan d’as. Vous avez quoi, vous ?