Politique / Sida Dans L.ART magazine sur David Henri Thoreau

Thoreau, le révolutionnaire gay

En lisant Thoreau, on se demande pourquoi ses livres ne font pas partie des classiques incontournables à l’école. Parce que l’époque est à la consommation, ses écrits devraient être représentés comme des alternatives aux injonctions modernes, quelque chose qui ferait rêver ou qui donnerait envie d’être différent. Je me demande souvent pourquoi je n’ai pas lu ses livres quand j’étais jeune et quel effet ces livres auraient pu avoir à un moment où je me créais en lisant les classiques de la littérature.

J’ai expliqué dans Cheikh (Flammarion, 2008) que j’ai probablement fait un black-out politique. Je ne vais pas revenir sur ça ici puisque j’ai consacré un chapitre entier de ce livre sur Thoreau. Mais l’inventeur de la décroissance était très présent dans les courants contestataires des années 70 (le Larzac, la vie en communauté, le retour à la nature, le sommet hippie alternatif). J’ai du passer à coté inconsciemment, ou par acte manqué, ou par esprit de contradiction. Le résultat est, je n’ai pas lu Thoreau avant de m’installer à la campagne il y a dix ans.
Pour résumer, Thoreau est un des premiers penseurs de la désobéissance civile au moment des conflits américains sur l’esclavage, l’expansionnisme ( la guerre du Mexique, 1846-1848), le développement industriel de l’Amérique de la deuxième partie du XIXème siècle. C’est lui qui a conceptualisé le repli sur soi face au gaspillage de la société en écrivant Walden ou la vie dans les bois, un livre sur son expérience d’éloignement dans une cabane. C’est le premier survivaliste dans le bon sens du terme, quelqu’un qui expérimente en vivant grâce aux cadeaux de la nature, en partageant la nourriture des tribus indiennes ou en cultivant des légumes fans un environnement (la forêt) qui ne s’y prête guère. C’est un des premiers pacifistes politiques et ses écrits ont influencé Gandhi et Martin Luther King. C’est quelqu’un qui mélange politique et nature, solitude et engagement, poésie et guerre, botanique et préservation. Des domaines philosophiques rarement associés à son époque. Son style est aussi très clair et c’est pourquoi ses livres ont un parfum de modernité parfois plus séduisant que celui des grands écrivains de son temps.

J’aurais du découvrir Thoreau car tout ce qui était proche de Walt Whitman est pour moi de l’ordre de la magie. L’époque américaine, la nouvelle frontière, le refus de l’esclavage, la guerre atroce qui en résulte, ce moment est un nœud humain. C’est ce qui nourrit un film comme Lincoln, ou ce qui séduit dans Into The Wild. Mon erreur fut de croire qu’en établissant la forte probabilité de l’homosexualité de Thoreau, dans Cheikh, je parviendrais à développer une démonstration littéraire qui complète le personnage. C’est après tout la seule fois dans ma vie où j’ai entrepris d’écrire sérieusement sur un auteur. En ramenant plus de 30 livres des Etats-Unis, en allant sur les pas de Walden, j’ai entrepris de tout lire d’une manière objective, prenant des notes, cherchant aussi à lire entre les lignes des biographes.
En disant que Thoreau avait des idées révolutionnaires pour son temps tout en étant homosexuel, je le rapprochais des autres leaders politiques de son époque. Cela montrait que la pensée homosexuelle, l’amour des hommes, avait eu son influence sur les grands thèmes politiques, tout cela dans un pays nouveau qui attirait beaucoup d’invertis qui étaient pourchassés en Europe.

Cette analyse n’a pas plu aux spécialistes de Thoreau. Mon point de vue n’était pas si osé, mais c’était la première fois qu’il était présenté d’une manière aussi franche. L’ensemble des livres de Thoreau, ses correspondances, ses relations avortées avec les femmes, son attraction / répulsion pour les écrivains homosexuels de son temps, tout ceci est assez clair pour toute personne qui se penche sur son héritage. Mais on se trouve ici dans un cas typique de déni historique et de mainmise sur un auteur par l’esprit académique. Finalement, ce sont les spécialistes autoproclamés qui décident si oui ou non un secret identitaire est accepté. Cette analyse du Thoreau homosexuel par un non spécialiste n’a pas été relevée. C’est comme si les rares lecteurs de Cheikh avaient tous sauté ce chapitre. Je le prévoyais en l’écrivant mais j’étais trop naïf pour imaginer un tel silence en réponse.

Encore une fois, mon but n’était pas de révéler que Thoreau était homosexuel pour m’approprier quoi que ce soit. Je sais que je fais partie de ces gays qui cherchent à mettre une étiquette gay sur tout ce qu’ils voient. Mais mon point était surtout de souligner que les valeurs qu’il défendait (pacifisme, justice, écologie, désobéissance civile) prenaient une nouvelle dimension à partir du moment où ces idées venaient d’un homosexuel timide de son époque. Il n’était pas aussi flamboyant de Whitman, mais il était tout aussi universel. Et cela m’intéressait de présenter cet exemple à une communauté gay qui se perd de plus en plus dans le consumérisme et le cynisme.

La publication récente de plusieurs livres sur Thoreau en France atteste d’une nouvelle vague de lecteurs qui découvrent cet auteur. Avec la crise économique, nombreux sont ceux qui réévaluent leur manière de vivre. Par choix ou par obligation, on se demande de plus en plus : est-ce que j’ai vraiment besoin de ceci ou cela ? Un article du New York Times du 9 août 2010 abordait la question de l’hyper consommation dans un environnement d’austérité sociale : Rethinking the pursuit of happiness in a time of recession. Pour s’en sortir, certains choisissent de limiter leurs achats, un peu à l’aveuglette. En effet, il y a beaucoup de magazines et de livres sur comment dépenser. Mais peu de voix s’élèvent pour affirmer que l’acquisition de biens matériels ne procure pas forcément le bonheur. C’est exactement le message de Thoreau en son temps, alors que l’Amérique explosait avec sa révolution industrielle. Aujourd’hui, certains conseillent de vivre avec 100 objets, pas plus. Le strict minimum. C’est un choix de vie exigeant, mais pas plus que devenir végétarien. D’autres pensent qu’il est préférable de s’acheter des expériences comme des vacances plutôt que des objets.
Dans mon cas personnel, je suis arrivé à penser que les meilleures vacances pour moi consistent à rester à la maison avec des personnes que j’aime. Ces "stayvacations" permettent d’apprécier le jardin et la nature au moment où elle la plus accueillante.

C’est aussi lors d’une stayvacation que l’on découvre ce qui manque le plus dans la société de la consommation, du shopping et d’Internet. C’est le silence. Et là aussi, Thoreau était à l’avant garde. En 2008, quand est sorti le best-seller de Sara Maitland, A Book of Silence (Counterpoint), le timing était parfait : cette déclaration d’amour pour le silence coïncidait avec le crack boursier. Finalement, le bruit, même la musique, c’est de l’argent. Le silence, c’est la solitude. Maitland découvrit le silence à 50 ans. Son mariage était détruit, ses enfants avaient grandi et avaient quitté la maison, elle s’est mise au jardinage et elle s’est trouvée seule, libre de faire ce qu’elle voulait. Ca me rappelle quelque chose...
Le silence de Thoreau et de Maitland, c’est le silence de l’autodétermination. Maitland dit "Le silence nous terrifie et donc nous le bannissons de nos vies". Mais le silence est aussi un luxe dans un monde urbain et surtout périurbain, c’est pourquoi il peut devenir très additif quand on se met à l’apprécier. C’est le cas dans toute retraite religieuse ou même de retraite tout court. Le silence est le chemin le plus direct vers une discussion intérieure. La musique remplit cet office, bien sûr, mais la musique est une facilité et je suis bien placé pour le dire. C’est mon métier.

Il est évident que la technologie moderne a érodé notre connexion avec la nature. Et cette déconnection s’est produite en un temps record, que l’on peut cerner lors de la dernière décennie. Le XXIème siècle est vraiment celui d’Internet au dépends de la nature. Même ceux qui s’intéressent un peu au jardinage ont perdu des automatismes : comment couper une fleur, comment récolter un fruit, comment reconnaître une ortie pour ne pas se piquer. Les gens ont effrayés à la vue d’une variété de bourdon qui ne pique jamais. À l’opposé, ils ne se doutent pas que certaines plantes doivent être manipulées avec des gants car leur sève est toxique (en général, cette plante émet un parfum particulier qui, souvent, s’avère être un avertissement pour les animaux comme pour les hommes). Je trouve particulièrement fascinante la profusion d’images sur Internet et Tumblr avec tous ces jeunes qui sautent dans des rivières, font des bouquets de fleurs dans les bois, renouent avec certains aspects de la culture hippie / hipster précisément au moment où, dans la culture occidentale, le divorce entre l’homme et la nature est consommé. Nous ne savons plus ce qui arrive dans nos assiettes, les scandales se succèdent et révoltent les consommateurs : la viande n’est plus la viande, le poisson n’est plus du poisson, les légumes et fruits viennent de régions lointaines. Même les bananes sont shootées pour être plus grosses, plus belles.

Thoreau est un leader pour comprendre le monde moderne. Mais pour le comprendre, il faut agir pour s’en protéger. Nous avançons dans des années très difficiles, à tout point de vue. La lecture de ses livres est une inspiration, mais c’est surtout un mode d’emploi de survie.

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