Politique / Sida Dans L.ART magazine sur la solitude

Merci de m’oublier

Quand j’ai su que c’était fini, j’étais si perdu à l’intérieur que la seule idée triste qui m’est venue à l’esprit fut de prendre un mouchoir propre de Muji et de le pulvériser de son parfum, celui que je lui avais offert. Et ça fait trois mois que je porte ce mouchoir dans ma poche quand je dois aller à Paris ou qu’il me faut du courage pour faire quelque chose. C’est son parfum, c’est lui, sur son torse.
Ce parfum, avant, c’était celui d’un autre ami, puis ce fut le mien en hommage à cet ami et là, je lui avais offert parce que je me doutais que cette fragrance lui irait bien. Douce mais originale. Et au bout de trois mois, ce parfum s’estompe dans les fibres de ce mouchoir que je devrais pourtant laver avant que ça devienne ridicule ou tout simplement pas hygiénique. Et ce n’est pas la peine d’acheter un autre flacon, ce parfum est perdu pour moi, il faudra attendre 10 ans pour oser le proposer à un autre homme sans que cela soit malsain ou inapproprié. Avec l’histoire d’amour s’évapore le parfum.

Trois mois. C’est le délai maximum désormais pour le deuil d’une histoire d’amour. Si l’amour dure 3 ans pour les hétéros (en fait 2 ans chez les gays), le temps du deuil est de trois mois. Au delà, les amis commencent à s’impatienter, le rythme de la vie moderne est décidé par la succession d’autres drames plus importants à travers le monde. Au bout de 3 mois, vous êtes vraiment seul parce que plus personne ne veut écouter votre histoire et moi-même, je suis fatigué de me demander ce qui s’est passé, pourquoi j’en suis là. Toutes ces histoires d’amour sont les mêmes, tout le monde a vécu ça, il n’y a absolument rien de nouveau dans cette histoire, surtout à l’échelle de la planète, j’insiste. Mais trois mois après, si j’ose aborder le sujet, le verdit tombe tout de suite : drama queen. Ce n’est pas que cette critique me gêne, je revendique une party de dramaqueenitude puisque c’est quand même un de mes attraits journalistiques. Mais je n’ai pas non plus envie, par respect pour moi-même, de me complaindre dans ce rôle et puis, si j’étais vraiment drama queen, j’écrirais des trucs qui vous arracheraient le cœur. Une grande part de la solitude, c’est de fermer sa gueule pour avaler la quasi-totalité de votre tristesse. Vous êtes seul. Mais surtout, vous devez la fermer.
Alors, trois mois ont passé à absorber la signification de cette solitude et ça s’est soldé par un message par email lapidaire qui disait « Merci de m’oublier ». Ces mots étaient si courts que je suis resté deux jours à les relire sans cesse. Merci de m’oublier. Comme si ma qualité principale était d’oublier. Comme si j’étais bon à ça. Comme si c’était ma fonction.

Je vois la solitude comme ce qui se passe dans les réunions de Narcotiques Anonymes, ou du moins ce que j’imagine qu’il s’y passe. Le problème de la solitude est si vaste que la société devrait en faire un de ses services essentiels. Mais à la place, elle vend des objets pour faire oublier notre solitude et c’est tellement plus judicieux en termes de balance économique.
Etre seul n’est pas le pire. Il y a beaucoup d’hommes et de femmes comme moi qui se connaissent bien et qui n’ont pas nécessairement envie de vivre avec d’autres. On est tous des ours. Ce qui est fondamental, c’est de savoir que l’on peut compter sur quelqu’un. Que quelqu’un compte pour vous. Et quand on n’a plus ça, et qu’on vous conseille d’oublier, l’espérance de vie se réduit de manière automatique. On peut hiverner dans sa tête, retenir sa respiration avant qu’un autre espoir amoureux passe par là, mais finalement vous savez très bien qu’il est impossible de retenir sa respiration très longtemps. Un an ou plus sans respirer et sans être amoureux, c’est encore pire à 55 ans qu’à 30 ans ou 20 ans. Parce qu’à 55 ans, on est arrivé en haut de la colline de la vie et on sait qu’à partir de là, c’est downhill jusqu’à la fin. Et même s’il vous reste des réserves d’estime de soi, ça fond à vue d’œil cette cochonnerie.
La seule chose qui est bien dans la solitude, c’est la liberté de s’assommer. S’il faut oublier, on peut y arriver méthodiquement avec la répétition des jours, de la drogue ou de l’alcool. On peut y arriver par le sommeil. C’est vraiment comme Narcotiques Anonymes, mais à l’envers. Il faut des murs capitonnés pour pouvoir se cogner contre les surfaces plates. Ce qui paraissait cool dans la solitude de la trentaine, ce côté détaché, aloof, il ne peut plus fonctionner plus tard car le temps est trop court. Quand on entend « Merci de m’oublier », ça veut dire « Oublie toi toi-même parce que là tu me pompes ». Get lost. And please don’t come back.

De nombreux articles et livres sont sortis depuis quelques années pour souligner, étrangement, l’intérêt positif de la solitude. Un spécialiste affirme : « Ce sont les personnes non mariées, avec ou sans enfants, qui sont plus enclins à s’occuper des autres. Ce n’est pas le fait d’avoir des enfants qui isole les gens, c’est le fait d’être marié ». Une observation révélatrice quand les revendications du mariage gay se multiplient à travers le monde : « Il y a une pression en faveur du mariage dans la communauté hétéro comme dans la communauté gay qui sous-entend que si vous ne vous marriez pas, il y a quelque chose qui cloche chez vous » dit Naomi Gerstel, une sociologue de l’université du Massachussetts. Finalement, on découvre que les personnes qui vivent seules ont plus tendance à socialiser avec leurs amis et leurs voisins que ceux qui sont mariés selon le sociologue Erik Klinenberg. Après des milliers d’années pendant lesquelles le fait de vivre en couple était la norme, le XXIème siècle est en train d’imposer une autre forme de vie, en solo. À Manhattan, par exemple, 70% des logements sont habités par une personne seule.

Mais « la vie est très solitaire quand vous avez toujours raison ». Toute cette solitude prend un sens nouveau dans une crise mondiale où la tricherie est désormais le sujet d’un désenchantement généralisé. La crise économique montre à des peuples entiers que les riches deviennent toujours plus riches et les pauvres toujours plus pauvres. Ce sentiment de tricherie est le même que celui qui accompagne la déception amoureuse car elle provoque trois sentiments particulièrement durs à contrôler quand on est seul : la colère, la culpabilité et l’amertume, un cocktail émotif si unique qu’il entraine une conscience de soi très inconfortable. Et les nombreux avantages de la vie solitaires sont souvent ébranlés par l’âge et la sensation de ne pas vivre sa vie à son maximum, avec un partenaire, quelqu’un qui compte sur vous et sur lequel vous pouvez compter. Cette vie en marge de la société est discuté dans le livre de Bella De Paulo, Singlism : What is is, Why it matters and How to stop it. Les célibataires sont minorés dans la société, ils comptent pour du beurre.

On me conseille d’écrire sur le fait de vieillir car je vois bien que les hommes autour de moi sont plus jeunes et que ça les inquiète déjà. Ils veulent se préparer. Alors ils me demandent de le faire d’une manière... amusante. Comme la vieillesse gay expliquée aux nuls. Et en effet, on peut rire de tout, surtout de soi-même, de la solitude, du corps qui vieillit. C’est un exercice d’écriture comme un autre. Mais là j’en ai marre de faire rire les autres, je n’attends plus de tournant marquant dans ma carrière et je l’ai déjà dit, ma carrière, je m’en fous si je n’ai pas un homme à côté de moi. Pour moi, on a l’homme qu’on mérite parc qu’on a accompli quelque chose et l’amour est une récompense du destin.

Les gens se trompent souvent quand ils décrivent la solitude comme un sentiment triste. Comme je disais plus haut, c’est surtout de la colère extrême, de l’injustice, de l’impuissance. On est seul parce que la société fabrique de la solitude, surtout à notre époque parce qu’on s’est laissé volontairement piéger par la multitude de bruits que provoquent FB, Twitter, Tumblr et surtout les sites de drague, ce qu’on appelle la hook-up culture depuis qu’elle concerne les hétéros. Cette solitude est injuste car vous vous trouvez sincèrement des qualités qui devraient attirer un partenaire mais vous avez beau les énumérer à longueur d’année, cela ne semble pas intéresser beaucoup de monde. Finalement, ça les effraie. Vous vous comportez finalement assez bien avec les autres, vous avez eu une vie bien remplie mais ca ne compte pas beaucoup non plus alors que vous aviez misé sur ce bilan pour votre rente. C’est injuste et la colère est autant plus grande si vous sortez d’une histoire d’amour où, encore une fois, vous étiez celui qui aime le plus. Celui qui vous a mis dans cet état est finalement le responsable. C’est le jeu de la vie, ça arrive à des millions de divorcés, c’est une règle immuable : celui qui quitte l’autre souffre toujours moins que celui qui est quitté. Cette colère presque féminine débouche alors sur une perte d’amour propre et de confiance en soi qui est la combinaison traumatique la plus difficile à réparer. C’est comme si, sur une échelle d’auto- évaluation de 1 à 10, vous retombez à 2.

Et les gens le savent, ils le sentent même. Votre visage, votre maintien, vos paroles vous trahissent. Les gens attendent que vous fassiez comme tout le monde, prouver à la société que vous pouvez remonter l’échelle, lentement, comme à Narcotiques Anonymes je vous dis, du niveau 2 au niveau 3 et ainsi de suite, jusqu’au niveau 7 où vous pouvez estimer être à nouveau présentable. Mais il y a 12 niveaux.

Tout ceci est assez dur à faire à 25 ans car à cet âge, on a d’autres choses à faire que se morfondre sur le rejet de la société qui affecte déjà des pans entiers de votre vie de tous les jours. À 35 ans, c’est souvent le grand choc du milieu de la vie. Vous êtes au top de vous-même, vous le sentez dans chacun de vos muscles, et cette injustice de la solitude, c’est une immense baffe qu’on vous envoie quand vous pensiez, naïf que vous êtes, que tout allait bien. À 45 ans, ça devient un avertissement existentiel. Tous vos amis sont delà en pleine crise de la quarantaine, les hétéros divorcent en masse. Si vous êtes gay, il y a de fortes chances pour que vous soyez déjà cramé à l’intérieur. Et si vous n’arrivez pas à sortir de cette solitude, vous êtes très mal barré. Il ne vous reste que quelques années devant vous pour séduire qui que ce soit.

Quand vous avez 55 ans, c’est vraiment peine perdue. Pas autant qu’à 65 ans, je suis d’accord, pas autant qu’à 75 ans non plus. Mais admettez-le. Pour le monde entier, vous êtes déjà vieux. L’injustice et la colère sont différentes. Il ne reste plus rien, à part ces lettres d’amour qui sont les plus belles que vous avez écrites depuis 15 ans et qui sont dans le Cloud.

Vous devez vous débrouiller tout seul car vos amis ont presque tous 10 ans de moins que vous, ou 20 ans de moins, ou 30 ans de moins et comment voulez- vous qu’ils comprennent ce nagging feeling : vous avez accompli tout ça pour être déposé dans une région aride qu’il faut traverser, comme vous l’avez déjà fait dans votre vie, c’est pas comme si c’était un truc nouveau. Vous avez cette expérience, aussi, dans la solitude. C’est justement parce que vous l’avez connue que vous n’avez pas envie de la voir revenir après avoir fait sincèrement les choses d’une manière correcte lors de votre dernière relation et même la précédente.

Comme : dormir sous le châtaignier en été avec lui. Ramasser des pommes de pins dans les bois. Aller à la mer pour une journée. Faire une grillade de poissons à manger sur la terrasse. L’odeur de la transpiration. Trouver quelques poils entre les plis des draps. Caresser sans avoir de limite de temps. Ecouter la respiration de celui qui dort. Etre fier de l’homme à côté de soi. Aller dans un club just the 2 of us. Caresser son visage et sa barbe. Rester ensemble sur le divan à regarder un film. Allumer le feu dans la cheminée pour lui. Faire un bouquet pour lui. Découvrir de la musique grâce à lui. Rencontrer sa famille. L’attendre à la gare ou être attendu à la gare pare lui. Ecouter l’histoire de sa vie. Aller à la rivière en été et y passer la journée. Perfect Day de Lou Reed. Le regarder cuisiner. Prendre une douche ensemble. Lire dans le lit. Lui montrer New York et Londres. Le suivre dans un pays où il veut aller. Avoir une chanson qui résume notre histoire. Faire quelques photos. Ecrire des lettres d’amour. Travailler dans le jardin ensemble. Se réconforter l’un l’autre quand ça ne va pas. Prendre un day off ensemble. Savoir que c’est du solide. Baiser sans inquiétude. Le convaincre de porter des caleçons à la place de briefs. Caresser son ventre. Faire une rave. Aller au cinéma. Regarder ses yeux. Toucher ses cheveux. Se promener en voiture. Nettoyer sa salle de bains quand il n’est pas là. Se promener la nuit en regardant les étoiles. Ramasser des galets sur la plage. Une tache de lubrifiant sur les draps. Parler de politique. Regarder les livres de sa bibliothèque. Etre ensemble contre le monde entier. Apprendre, apprendre, apprendre.

PS : vous remarquerez que je n’ai même pas abordé le sujet du VIH dans la solitude.
Parce que là aussi, il y a BEAUCOUP à dire.

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