Politique / Sida "Grow up !" dans Prochoix

Aujourd’hui, la discussion sur l’épidémie du sida en France se résume à deux positions de plus en plus opposées. D’un côté, une défense du séropositif qui est uniquement vue sous l’angle de la difficulté du vécu. De l’autre, une attitude qui souligne la responsabilité du séropositif face à son statut, son entourage, ses actions et la société.

La première attitude met l’accent sur la difficulté de la séropositivité, les complications de la vie quotidienne, les lourdeurs des traitements, l’affect psychologique et amoureux. Il n’est pas anodin de remarquer que les deux associations principales, Aides et Sida Info Service, publient cette année des rapports et organisent des conférences sur l’ampleur des discriminations subies par les séropositifs dans la société. Alors que tout montre que les séropos vivent mieux leur état grâce aux traitements et au retour à la vie active et sexuelle, ces associations rappellent et insistent sur l’idée que le séropositif est une victime sociale. Les problèmes vécus par les personnes vivant avec le VIH sont implicitement des éléments qui expliquent leur laisser-aller dans la prévention. L’idée associative sous-entend que le VIH, en soi, justifie l’impossibilité de l’exemplarité. On dit : « C’est déjà assez difficile comme ça ». L’idée de victime dans le sida rejoint l’idée de victime qui se développe dans la communauté LGBT. C’est parce que la société nous traite mal que nous nous comportons d’une manière pas toujours responsable.

Cette envie de renvoyer les responsabilités vers les institutions se manifeste dans tous les domaines : la prévention est mal faite parce qu’elle est absente des programmes d’éducation, elle est insuffisante parce qu’elle ne s’adresse pas aux minorités les plus touchées, elle n’est pas relayée par les médias et l’édition.

Tout cela est vrai, mais ces retards n’ont pas empêché la communauté gay de se montrer très efficace sur la prévention et l’accès aux soins pendant les pires années de la maladie, quand l’Etat en faisait encore moins qu’aujourd’hui. Au contraire, il est souvent dit désormais que cette absence de l’État a motivé un engagement qui rayonnait dans tous les aspects du combat contre le VIH.
En miroir, le débat sur la responsabilité des acteurs de la prévention et des personnes touchées face à la société a été largement survolé. Act Up l’a abordé, mais il faut se rappeler que les messages très pointus de l’association vers les homosexuels ont été initiés par une poignée de militants de l’association qui sont parvenus, non sans mal, à engager le reste du groupe dans une attitude critiquée de toute part car jugée « stigmatisante ». Les autres associations ont laissé Act Up, comme d’habitude, se démener sur un sujet éminemment sensible.

Car il relève de la morale, de la survie et même du destin de la question gay. Plus récemment, l’association Femmes Positives est parvenue à élargir ces questions à l’ensemble de la société. L’idée que l’épidémie doit s’arrêter à partir de chaque séropositif, c’est le sujet de certaines campagnes américaines : « HIV stops with me » qui est, en soi, l’aveu d’un échec français. En effet, quand le sida est bien passé par moi, que faire ?

La remontée de l’épidémie chez les gays est la seule cause de cette opposition entre deux concepts : l’un est doloriste, l’autre est de l’ordre de la fierté. Si cette deuxième vague de l’épidémie n’était pas survenue chez les gays, et les chiffres, même sous-évalués, de l’Institut national de Veille Sanitaire le prouvent clairement, la communauté gay aurait pu faire l’économie d’un tel affrontement. La responsabilité des associations ne se résume pas à la défense des droits des séropositifs mais aussi à la réduction, sinon l’extinction de l’épidémie.

Aujourd’hui, c’est pourtant ce qui se passe. La défense des séropositifs prévaut sur la multiplication des contaminations. On relativise l’échec gay en soulignant qu’une part de plus en plus grande des nouvelles contaminations provient des relations hétérosexuelles. Certains tentent même de mettre en parallèle le relapse gay et le relapse hétérosexuel. En oubliant que l’idée même du relapse est très dépendante de l’expérience du sida dans un groupe défini (gay versus hétéro) et surtout la présence initiale dans ce groupe. Christophe Martet (Têtu, Act Up) a raison de dire qu’en France la prévalence du sida chez les gays, de l’ordre de 15%, est équivalente à celle des hétérosexuels en Afrique. On peut même préciser que cette prévalence chez les gays est une moyenne nationale, ce qui veut dire qu’elle est beaucoup plus élevée dans une ville comme Paris. Si elle est de 30% dans la Région Parisienne, un homosexuel sur 3 est donc séropositif.

Mon point. Avec une telle concentration de personnes séropositives – le sachant ou non - à Paris, on pourrait s’attendre à une réponse locale très engagée face à un nouveau risque d’explosion de l’épidémie. Martet a encore raison quand il rappelle que cette communauté bénéficie d’une palette d’outils que peu de minorités en France peuvent se vanter de posséder : des médias importants, des associations nombreuses, des services presque illimités, un fort pouvoir d’achat. Si cette minorité refuse de mettre la prévention au sommet de ses priorités, c’est qu’elle ne le veut pas. Elle échoue, certes, mais elle est actrice de cet échec. Elle possède tous les atouts pour changer la situation et elle a prouvé dans le passé qu’elle pouvait le faire. Expliquer son manque de courage par la seule stigmatisation est donc un peu court. On le voit, les associations confortent les homosexuels dans un non-jugement qui favorise la paresse. Elles utilisent en outre la difficulté de vivre avec le sida comme levier politique. En fait, elles se tirent dans le pied puisqu’elles envoient un message vers les gays qui justifie les faiblesses de ces derniers, alors que le but de tout mouvement associatif est de susciter un effort pour changer les choses. À force de se concentrer sur l’écoute, on en vient à servir de réceptacle à des plaintes qui, à un moment, devraient motiver une réaction.

Un exemple ? Alain Léobon a réalisé une étude sur les motivations des barebackers dans l’abandon de la capote. Je répète en préambule que je trouve intéressant que les chercheurs en sciences sociales nous expliquent enfin pourquoi on laisse tomber le préservatif mais je note aussi que personne ne lance d’étude pour nous expliquer ce qui motive la majorité des gays qui, vaille que vaille, persiste dans l’utilisation de la capote. Mais bon. Dans cette étude, Léobon stratifie les barebackers selon leurs revenus. On s’en doutait, les gays les plus riches, ceux qui gagnent plus de 3000 euros mensuels, sont ceux qui se protègent le moins. Le rapport entre la précarité et la prise de risque ne tient pas chez les homosexuels : les plus modestes se protègent plutôt bien. Bien sûr, on est stigmatisé de nombreuses manières lorsqu’on est séropositif, mais ce petit détail de l’étude de Léobon, rarement commenté par lui-même ou par d’autres, montre bien que la stigmatisation telle qu’elle est décrite dans les médias ne touche pas vraiment les barebackers. Une récente étude africaine a aussi montré que les couches sociales les plus élevées, les plus éduquées et donc les plus à même de connaître les principes de base de la prévention, sont celles qui prennent le plus de risques. On en parle peu. Chez les gays, l’information de base sur le sida est disponible. Quand on fait partie des populations les plus touchées par cette maladie depuis un quart de siècle, il arrive un moment où le facteur-temps est un élément qui intervient réellement dans l’appréciation des nouvelles contaminations.

Certains disent que ces conflits entre la paresse et l’effort sont compréhensifs. Ils soulignent la lassitude des séropositifs face à leur état, lassitude qui influe sur l’érosion du réflexe de protection envers soi ou envers les autres. Les gays, qui ont vécu la naissance d’un mythe moderne depuis 25 ans, auraient le droit à la fatigue. Certes. Mais il serait temps qu’ils comprennent que cette épidémie fait partie de leurs vies, exactement comme les asthmatiques et les malades souffrant d’autres pathologies dont on parle beaucoup moins. Ces autres malades pourraient très bien se rebeller face à la société, un peu comme les forcenés se retournent contre leurs familles parce qu’ils n’arrivent pas à payer les traites de leur voiture. On ne voit pas les malades, les aveugles, les sourds, tous devenus handicapés par cause d’accidents de natures diverses, on ne voit pas ces malades se venger parce qu’ils sont en colère ou même parce qu’ils sont las. Ils sont découragés, ils sont écartés de la société, personne ne parle d’eux, ils se battent pour obtenir des droits. Mais les séropositifs sont toujours mieux lotis que le sont les aveugles, les sourds. Ils peuvent voir, entendre, bouger et jeter les bras en l’air, c’est d’ailleurs ce qu’ils font quand ils sont 2000 au Mix pour danser sur "Hung Up" de Madonna. Le business du sexe n’a jamais été aussi florissant dans ce pays et si les gays séropositifs sont stigmatisés, ils disposent de nombreuses opportunités pour se changer les idées. Leur vie est difficile ? On a envie de leur dire Grow Up. Vous avez le VIH, eh bien vivez avec et arrêtez de vous plaindre parce que les aveugles et les sourds n’ont pas autant de possibilités de loisirs. Et les asthmatiques ne s’amusent pas à mettre leur nez dans les champs de colza quand le pollen vient à maturité. Ils se protègent. Vous entendez les allergiques mugir dans les campagnes ? Non, ils vivent avec leur handicap et se débrouillent plus ou moins avec les limitations que leur impose leur état. Eux aussi bénéficient des avancées de la science et de la couverture sociale, eux aussi prennent des médicaments qui coûtent cher à la collectivité, eux non plus n’ont pas choisi leur condition.

Bien sûr, nous pourrions discourir pendant des heures sur la spécificité du sida et personne n’oublie cet aspect. Mais cette spécificité s’améliore d’année en année. Il y a encore dix ans, les séropositifs étaient en danger thérapeutique majeur quand ils mangeaient un steak tartare, des huîtres ou bien s’ils entreprenaient un voyage long et risqué comme en Inde. Ils devaient prendre tous les jours du Bactrim pour les protéger de la pneumocystose et de la toxoplasmose, ils disposaient d’antirétroviraux peu efficaces. Aujourd’hui, la grande majorité des séropositifs ont accès à des multithérapies qui s’administrent parfis en une prise quotidienne. Les effets secondaires des ARV de troisième génération n’ont rien à voir avec ceux provoqués par les premières antiprotéases. Je peux en témoigner : deux ans sous Indinavir avec des lipodystrophies désastreuses. Six mois sous Sustiva et une dépression sérieuse. Quatre ans sous Kaletra et des diarrhées quotidiennes. Aujourd’hui sous Reyataz et plus rien à dire. En 2005, les séropositifs s’échangent ces informations. Ils savent que la chronicité de leur affection se rapproche de plus en plus de celle des autres maladies. Et cela ne sert à rien d’insister dans les médias sur les seuls cas de séropositifs qui vivent avec une maladie moins contrôlée. La majorité va mieux, c’est indéniable et si ce n’était pas le cas, je peux vous assurer que les séropositifs seraient plus nombreux dans les associations pour que l’on prenne fait et cause pour leurs problèmes. Or, ils n’y sont plus.

Venons-en à mon dernier point.
Si les gays prennent plus de risques, si les séropositifs vivent mieux leur affection, nous assistons à l’émergence d’un nouveau concept en matière de prévention, celui de la « santé gaie ». Homophobie, suicide, mal-être, héritage d’une homosexualité pathologique, retards des droits, les homosexuels ne se protègent pas bien parce qu’ils se plaignent de leur qualité de vie. On appelle tous ces problèmes des « déterminants » et le parlare psychologique envahit une sexualité désormais prise en main par des sociologues gays qui parlent avec encore plus d’emphase que leurs prédécesseurs. Sur Pink TV, Marie-Hélène Bourcier nous dit que nous sommes dans l’ère de l’hyper-sida car le sida est partout. Warning nous annonce que nous sommes dans le post-sida car la crise du sida est terminée. Des militants associatifs nous assurent que les barebackers sont plus effrayés par l’augmentation des cas de syphilis car, bien sûr, le VIH, ils l’ont déjà. D’autres militants voudraient qu’on cesse de parler du bareback alors que les premières études sociales sortent à peine. Enfin, certains croient même penser que nous sommes parvenus au sommet de cette reprise de l’épidémie. Conclusion : une grande partie de la communauté exprime des envies de tourner la page.

D’une manière cyclique, une partie du mouvement LGBT a toujours tenté de recentrer la représentation gay quand cette dernière se faisait gênante. Rappelez-vous. À la fin des années 80, la Gay Pride se bat pour ne pas devenir une Sida Pride. Le slogan politique, à l’époque, était de dissocier la maladie du destin gay. En 1992, c’est la grande vague des homos et des lesbiennes à l’armée. Dans tous les pays anglo-saxons, des procès recentrent les problèmes des gays vers l’intégration alors que l’épidémie vit ses moments les plus sombres. Les militants sida se posent la question : est-ce si important d’être admis à l’armée quand on ne dispose que de l’AZT ? La communauté sida parvient à se convaincre que tout ce qui peut être gagné sur le front des droits civiques aidera la lutte contre le sida. Il n’empêche : l’intégration des gays et des lesbiennes à l’armée est un sujet de bien-portants. Cinq ans plus tard, on débat du PaCS et on finit par le faire accepter, précisément au moment où les trithérapies sont commercialisées. Beaucoup l’ont déjà oublié, mais au départ, le PACS est imposé en grande partie pour soulager une situation grave et inégalitaire face à la maladie et la mort. Mais là aussi, il faut avoir le courage d’être clair : le mariage gay est aussi devenu une affaire de personnes bénéficiant d’une santé qui leur permet effectivement de formuler des projets sur le long terme.

Aujourd’hui, la « santé gaie » est le dernier mouvement qui relativise le sida. D’ailleurs elle dépasse si bien les exigences en matière de sida qu’elle s’adresse à tous : gay, lesbiennes, bisexuels, trans – et même à ceux qui ne connaissent même pas leur statut identitaire. Le pâturage est si vaste qu’il héberge des petites bêtes qui ne connaissent pas leur nom. Quand un concept de ce type apparaît pour répondre à une crise incroyablement précise en termes de prévention (le relapse et le bareback), cela porte un nom : noyer le poisson. Bref, la santé gay pourrait être une avancée si celle-ci n’était pas proposée, en France comme à l’étranger, par des intellectuels qui veulent revenir à l’essence de l’homosexualité, celle qui ne serait pas touchée par le sida. Révisionnisme ?

Pas forcément… disons que c’est plutôt un revirement à 180 degrés de l’enjeu de la prévention. On sait pourtant désormais qu’un jeune homosexuel court 100 (CENT) fois plus de risques de devenir séropositif qu’un jeune hétérosexuel. Si on espère combattre le sida par la lutte contre l’homophobie, le sida ira beaucoup plus vite qu’une modification en profondeur de la société.
Il y a plusieurs semaines, j’ai été marqué par le slogan de la dernière campagne publicitaire de The North Face sur les flancs des bus parisiens : « On est souvent plus au calme quand on n’a pas le temps de penser ». Cette tentation consumériste pourrait très bien s’adapter à la prévention aujourd’hui. Vivre pleinement le temps présent, sans réfléchir aux conséquences de ses actes. S’oublier dans ses actes. La société de consommation nous encourage à aller dans cette direction, mais rien ne nous oblige à obéir.

La question fondamentale sur la prévention est : pour encourager l’intégration des gays dans la société, malgré le sida, quel type d’effort devons-nous assurer ? Faisons-nous le maximum pour réduire les contaminations qui s’emballent ou, au contraire, anticipons-nous déjà le fait que les homosexuels pénètrent dans une nouvelle phase de leur existence, qui verrait le sida s’ancrer de plus en plus dans leurs vies ? Certains observateurs se demandent déjà quel sera le seuil de tolérance du sida chez les gays. Sommes-nous prêts à vivre avec une prévalence qui approcherait 40 voire 50% dans une ville comme Paris ? Ce triste futur est à notre portée, si nous le voulons. Comme d’autres minorités, nous attendons l’intégralité des droits qui nous sont dûs mais nous avons aussi des devoirs. Il ne s’agit pas de demander aux gays d’être exemplaires – même si j’appartiens à une génération homosexuelle qui a précisément pensé son identité avec cette exigence. Je leur demande, a minima, de penser.

Les gays fonctionnent d’une manière de plus en plus compulsive – parce qu’ils en ont les moyens. Ce fourmillement d’activités, de drague, de vie sociale, de consommation et d’errance est un moyen efficace pour ne pas penser. Mon idée n’est pas d’empêcher les gays de vivre comme ils l’entendent. Mon propos est de leur rappeler que cette deuxième vague de l’épidémie était prévisible dès 1996. Ils ont passé les dix dernières années à minimiser l’impact philosophique et politique d’un échec de la prévention. Plus cet échec se prononcera et plus grande sera la surprise de la société quand elle réalisera que les gays brûlent symboliquement leur environnement, exactement comme les banlieues s’enflamment. Il sera alors très compliqué d’expliquer à cette société que les gays le font, non pas parce qu’ils sont démunis mais précisément parce qu’ils sont privilégiés par rapport aux autres minorités. Bien sûr, la qualité de vie des gays n’a pas à se moduler par rapport à celle des minorités qui n’ont rien. Mais, dans un climat de crise généralisée, et plus particulièrement dans ce pays, nos exigences en matière de qualité de vie des gays vont devenir un peu obscènes.

En fait, elles le sont déjà, en comparaison. C’est pourquoi, si les gays persistent dans cette voie, rien ne pourra atténuer la perte de leurs valeurs, ni le mariage gay, ni l’homoparentalité. Les homosexuels se trouveront dans une situation inconfortable et inédite : celle de prouver, comme n’importe quelle minorité identitaire, leurs capacités à vivre correctement l’égalité. Tout en subissant le regard critique de la société et d’une partie non négligeable des gays qui, eux, n’ont rien à se reprocher. C’est ainsi que la décennie actuelle aura marqué l’arrivée de la fin d’un idéal homosexuel, un idéal que même l’arrivée du sida n’avait pu détruire complètement puisque les gays s’étaient montrés exemplaires dans leur envie d’en découdre avec la maladie. Il existe désormais un schisme irréparable entre les vrais leaders historiques de cette communauté, Harvey Fierstein, Larry Kramer, Armistead Maupin, et leur famille choisie qui sombre dans la bêtise, la drogue, l’oubli, l’égoïsme, le manque de courage. La fitna, cette discorde mythologique, sera la compagne de nos vies futures.