Politique / Sida Sur l’abstinence

L’abstinence, un système de protection controversé

C’est un fait pratiquement oublié de l’histoire du sida. Au milieu des années 80, quelques années après la découverte du virus, beaucoup de personnes ont traversé une période plus ou moins longue d’abstinence. Alors que la même période voyait une explosion de la sexualité dans les pays occidentaux, le sida a provoqué une déflagration de peurs liées à cette sexualité libérée. Les incertitudes populaires sur les modes de contamination du VIH étaient alors telles qu’une proportion non négligeable de gays a réduit le nombre de ses partenaires. Certains arrêtaient même toute activité sexuelle. Ils le disaient parfois, ils le cachaient le plus souvent. Cette nouvelle épidémie, sans traitement, provoquait un mystère si profond que l’instinct de survie étouffait toute libido. D’autres tentaient d’oublier à travers le sexe. Les malades du sida décédaient à cause de maladies inconnues, d’infections opportunistes qui, d’habitude, touchaient les chats, les poissons, les animaux de compagnie. Les symptômes étaient tous effrayants : démence, perte de vue, cancers de la peau, amaigrissement extrême. Ceux qui étaient témoins de ces souffrances rentraient chez eux avec une promesse : surtout pas moi.

Les comportements liés à l’abstinence ont donc vu une résurgence dans les années 80, quand on pensait déjà qu’elles appartenaient au passé. Dans la communauté gay, certains groupes proposaient l’abstinence comme une prolongation de l’esprit New Age. Les livres de Louise Hay avaient beaucoup de succès. L’idée holistique (le corps, l’âme et l’esprit ne font qu’un) a bénéficié d’un écho réel car cette sublimation de l’érotisme était une possibilité face à la peur causée par le corps humain, ses urgences, ses fragilités.

Et puis, bien sûr, l’idéologie religieuse s’est vite emparée du sida et à travers lui, toute la sexualité moderne. Les groupes conservateurs ont vu un symbole dans l’apparition de cette maladie. À cause du sida, les religions et certains états à travers le monde ont durci leur ton en adoptant des programmes faisant de l’abstinence la pierre angulaire du self control. L’Eglise a condamné le préservatif. Le danger sexuel a lors pris une dimension mondiale. Dans les pays en voie de développement, les gouvernements se sont servis de l’abstinence comme si c’état leur arme principale pour affronter le sida. Les programmes d’accès au soins et de prévention ont pris un retard catastrophique.

Avant de revenir sur ce point, il faut tout de suite établir une idée simple. Techniquement, l’abstinence peut, bien sûr, protéger. C’est un fait mécanique : le temps que vous passez à vous abstenir de participer à une activité risquée ou « dangereuse » vous protège, forcément, des risques encourus à travers cette activité. Il est donc possible d’accumuler un laps de temps pendant lequel, en effet, il ne vous arrive rien de mal. Mais pendant que l’on se ronge les ongles parce qu’on s’empêche de monter sur une chaise pour atteindre le proverbial pot de confiture, la frustration s’accumule. C’est le cas d’école de la prévention du sida et des IST. Il existe souvent un effet rebond. Dans la sexualité comme dans tout ce qui peut provoquer un risque ou une dépendance parce qu’il y a du plaisir à la clé, on sait que plus l’abstinence est longue et plus grand est le risque de rechute. C’est ce qu’on appelle le relapse. Ce phénomène a été central dans la prévention gay des dix dernières années, avec toutes les polémiques que cela a déclenché en matière de moralité et d’engagement associatif. Si je peux me permettre d’être trivial, au niveau gay, c’est même un « personnage ». On connaît tous un homosexuel qui s’est retenu pendant longtemps et qui, à la première occasion, se déchaîne dans une sexualité ou une prise de risque qu’il cherchait à contenir.

La deuxième chose qu’il est important de signaler, avant de pénétrer dans la signification politique et sociétale de l’abstinence, c’est admettre qu’il ne s’agit pas d’un comportement rare, réservé à des illuminés religieux, à des coincés du cul, à des « mal baisés ». Sur ce point, je suis assez différent de la pensée associative générale. L’abstinence ne me fait pas crier, les bras en l’air, comme si c’était la chose la plus absurde au monde. L’abstinence, sous ses aspects les plus divers, concerne en fait tout le monde. C’est un système de protection très répandu. Les gens passent des périodes plus ou moins longues à s’abstenir de quelque chose. Le régime alimentaire est en soi une abstinence. Ceux qui ont une passion pour le chocolat s’empêchent de se promener dans les rayons de supermarché où le chocolat règne en maître. Ils savent qu’ils vont craquer, donc ils n’ont pas envie de se trouver dans une situation d’hyper choix. De même, beaucoup de personnes, parfois sans le savoir, passent des mois sans avoir de relation sexuelle. Cela paraît irréel pour certains. Mais cela peut arriver à tout le monde, même à ceux qui n’ont pas de complexes sexuels ou de difficulté particulière pour trouver un ou une partenaire. La vie, en général, trouve de nombreux moyens d’interférer avec nos goûts, nos passions, nos projets, notre temps.

Mon point est que l’abstinence n’est pas toujours une attitude voulue (par conviction) ou subie (par peur). Parfois c’est le résultat tout bête de la vie : vous n’avez trouvé personne avec qui vivre le sexe, l’alcool, la drogue, la bonne bouffe, le risque. Vous êtes abstinent car vous êtes tout simplement seul.
Je peux en témoigner d’une manière très franche. J’ai même écrit un livre sur ça. Il y a 7 ans, je suis parti de Paris pour vivre à la campagne et j’ai passé presque 5 ans sans avoir une relation sexuelle. Si on m’avait dit, un jour, que je passerais 5 longues années de ma vie sans relation sexuelle, je ne l’aurais pas cru. Pas un moment ! Je me serais carrément moqué de celui ou celle qui me dirait une telle idiotie. Ou je me serais mis en colère devant une telle prédiction.
Pourtant, c’est ce qui s’est passé. Je ne l’ai pas voulu, je ne l’ai pas cherché. Mais je me suis dit : « Si ça doit arriver, ça arrivera. Sinon, j’ai autre chose à faire ». Dans mon cas, au niveau sexuel, c’est arrivé à un moment dans ma vie où je voulais être seul et avoir une totale liberté de mon temps pour me consacrer complètement à mon plaisir de vivre à la campagne. Mais je dis ça parce que très peu de gens admettent avoir traversé une période (ou qu’ils traversent encore) pendant laquelle ils n’ont touché personne. Personne ne les a touchés non plus. Cinq ans, c’est une période incroyablement longue. Mais c’est relativement court quand vous comparez ce temps à une vie entière.

L’abstinence est donc une parenthèse imposée face à des forces qui sont beaucoup plus puissantes que le caractère humain. Le sexe, comme les drogues, le jeu ou la vitesse, présente des fonctionnements proches de l’ivresse, l’hypnose, la transe. Ce sont presque toujours les mêmes endorphines qui sont stimulées. Dans la prévention du sida, il faut désormais prendre en compte la consommation de plus en plus courantes de drogues récréatives pendant le sexe. C’est un autre statut social, qui ajoute de l’ivresse dans le fait de ne plus se contrôler face à un risque de contamination. Plus on consomme de drogue, plus on drague sur Internet et plus grands sont les risques de contracter le VIH, une hépatite ou une IST. Ce sont des co-facteurs d’exposition.

Dans la sexualité, il serait finalement peu question de l’abstinence si la modernité de notre style de vie n’avait pas contribué à une augmentation des risques : sida, IST ou grossesses non voulues chez les adolescents. Ce n’est pas un sujet de regret, c’est un fait : depuis trente ans, nous voyageons plus, nous consommons davantage, et ce changement encourage naturellement la multiplication des expositions - on le voit actuellement avec la grippe A (H1N1). C’est cette modernité qui est attaquée par les droites religieuses, notamment aux Etats Unis, après deux mandats successifs de George Bush, alors que ce pays est un des champions de cette culture de la consommation. Ces politiques ont un effet sur la société américaine, mais aussi partout où l’Amérique a de l’influence. La moralité américaine fait intégralement partie de son package impérialiste. On l’a vu dans les programmes d’aide contre le sida, où l’abstinence a été au cœur des stratégies de protection imposées dans les pays en voie de développement par les Américains. Il y a derrière le concept religieux de l’abstinence une idéologie traditionnelle réactionnaire qui se méfie fondamentalement du plaisir et de la liberté. Les religions partent toutes du même constat : la sexualité, en soi, est dangereuse, donc il faut limiter son usage au maximum. L’idée est de réduire le risque lié à la tentation. Et surtout, c’est une manière d’appliquer des concepts à des peuples sans se soucier des effets catastrophiques qu’ils peuvent entraîner. L’abstinence a rarement été utilisée pour libérer un peuple (Ghandi et la désobéissance civile, c’est autre chose). C’est pourquoi l’idée même de l’abstinence suffit pour réveiller les libertaires et une grande partie des forces de gauche. Cet angle politique est important quand on évalue la complexité de l’idée même de s’empêcher de faire quelque chose de risqué. Dans la prévention gay, je fais partie d’une catégorie d’activistes qui a la triste conviction que nous pourrions faire des campagnes de prévention mieux faites, plus ciblées, si les associations de lutte contre le sida ne se trouvaient pas si timides dans leurs messages, de peur de ne pas stigmatiser. Vingt-cinq ans après le début de l’épidémie, nous devrions avoir moins peur de choquer.

L’abstinence est donc un terme très polémique. Il suffit de mentionner le mot pour lancer des débats. Parce que tout le monde sait que c’est un comportement qui génère beaucoup de souffrance et de frustrations. S’abstenir de quelque chose n’est donc pas si noble. S’il s’agit pas d’une décision qui est imposée par les autres ou la société, c’est une perte de liberté. En période de crise, comme celle que nous vivons, l’abstinence fait partie d’un stress global, qui est consécutif d’une dévaluation de la confiance. Cet élément de confiance est fondamental dans la prévention des maladies contagieuses. Si one fait pas confiance à son partenaire, il peut être judicieux de s’abstenir.
L’abstinence est polémique, enfin, parce que nous nous abstenons tous à quelque chose, parce que nous savons que c’est dans notre intérêt. Rien n’est simple. Nous nous abstenons de boire trop parce que nous avons quelque chose d’important à faire le lendemain. Nous nous abstenons face à une offre de drogue parce que nous décidons, objectivement, que ce n’est pas la bonne soirée. Nous nous abstenons de faire de l’escalade parce qu’on a le vertige. Nous nous abstenons devant un risque et un danger que nous jugeons trop ingérable. Dans la prévention, c’est un élément de motivation qui a été relativement peu testé dans les campagnes d’information, et pourtant chacun peut s’identifier à ce sentiment. C’est celui que l’on teste dans tous les films d’action, les thrillers, les films d‘horreur ou tout ce qui stimule les « motions intenses » dans la publicité et la culture. C’est une mesure du contrôle. Dans cette culture moderne, qui va très vite, avec des bouleversements rapides à l’échelle mondiale ou dans la révolution des communications à l’intérieur du portable que nous portons sans cesse au creux de notre main, l’abstinence va être proportionnelle aux offres illimitées qui nous seront présentées, tous les jours. L’écologie est une forme d’abstinence et l’opinion publique se montre prête à faire des choix qui pourraient réduire la destruction des ressources de la planète. Et la lutte contre le sida, celle des pays pauvres comme celle des pays riches, fait partie de cette écologie. Il faut assumer les conséquences de ses actes.

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