Politique / Sida Sur le Queer

Une interview avec une part de mauvaise foi de ma part, mais il fallait que ça sorte.

« Le mouvement queer a existé pour échapper à la détresse du sida. »

Aberration ou aubaine théorique : que représente selon vous la pensée queer ?

Je n’ai jamais eu de préjugé défavorable au moment de l’arrivée du mouvement. À la fin des années 80, j’ai trouvé positive l’utilisation de plus en plus courante du mot queer dans le vocabulaire militant, dans la presse gay ou dans le parler quotidien des homosexuels. Le slogan « We’re here / We’re queer / Get used to it » était pour moi un statement qui rappelait la nécessité de l’affirmation dans le cadre d’une banalisation de l’homosexualité dans la vie sociale moderne. Certains textes d’Act Up-New York sur la confrontation entre homosexuels et hétérosexuels étaient, pour moi, non pas une aberration mais une tendance logique, même si cette position fut assez épisodique. Je n’ai donc pas vu d’un mauvais œil la publication de livres et de d’essais sur la question queer bien que je pense que ce sujet est surtout issu d’une génération qui n’est pas la mienne.

Les différences entre les contextes politique et culturel français et états-uniens permettent-elles une importation ou une traduction de la pensée queer ?

Oui, je le pense. Après tout, si je vois mon engagement dans le sida, Act Up est la manifestation la plus évidente d’une corrélation entre la situation politique américaine et européenne. Je suis souvent exaspéré par l’idée de l’exception française. Au début d’Act Up, les homosexuels les plus opposés au concept du militantisme direct utilisaient cet argument en disant que ce type d’action ne pouvait pas convenir à la société française. L’existence et l’impact d’Act Up-Paris, depuis treize ans, est la preuve irréfutable que ces homosexuels se trompaient lourdement — et je serai là encore longtemps pour le leur rappeler.
La seule chose qui pose vraiment problème dans l’adaptation de la pensée queer en France, c’est le manque de structures universitaires et de relais dans l’édition pour alimenter cette réflexion. Sans ces bases, la pensée ne peut se développer.

Qu’en est-il selon vous de la possibilité d’une véritable et durable réception du queer en France ? Pensez-vous en particulier que, la théorie queer, d’origine anglo-saxonne, ait une pertinence telle qu’elle puisse surmonter la résistance de certains penseurs français face aux productions théoriques extra-hexagonales ?

Il ne fait aucun doute, pour moi, que les idées queer ne seront pas vraiment acceptées en France. Ce n’est pas une question de nationalité ou d’origine culturelle. Après tout, les homosexuels français sont capables d’absorber toutes les idées et les objets de consommation homosexuels venus de l’étranger. Les gays voyagent, ils regardent plus ou moins autour d’eux. Quand une idée leur plait, ils savent l’adopter. Le seul vrai problème, c’est que la culture queer est
déjà morte aux USA, pour de nombreuses raisons qui touchent à un mauvais développement de cette pensée, un enfermement pitoyable dans des réseaux universitaires finalement assez claniques. Il serait très étonnant que les homosexuels français, marqués par un retard politique catastrophique en matière d’affirmation, de coming out, d’engagement, puissent se mobiliser sur des idées souvent très abstraites quand elles ne traitent pas de l’aspect le plus facile, c’est-à-dire l’image. Si les Français sont incapables de réfléchir sérieusement sur le concept de communauté homosexuelle, si l’idée de l’outing n’a toujours pas été appliquée, alors le mouvement queer ne possède pas les bases qui lui permettraient d’évoluer.

Quels usages précis faites-vous de la théorie queer dans votre domaine de recherche, d’enseignement ou de création ?

Pour moi, le queer fonctionne uniquement en tant que « service ». Les questions d’image, de genre, de reproduction, de subversion intéressent les gays et les lesbiennes uniquement parce qu’ils sont en bonne santé. C’est là ma critique définitive de ce mouvement, et c’est pourquoi je n’ai que très peu de respect pour ce nombrilisme de privilégiés. Le mouvement queer a existé pour échapper à la détresse du sida. Les penseurs queer se sont engagés sur ce sujet pour ne pas s’engager sur le sida. C’est une dérive. L’idée de survie ne fait pas partie du domaine queer. Si les lesbiennes sont si présentes dans le domaine queer, c’est parce qu’elle le sont si peu dans le domaine sida. Le queer n’est qu’un sujet pour homosexuels nantis, en bonne santé, socialement aisés. Ce type de création ne m’intéresse pas quand il représente une alternative honteuse au travail que nous assurons, jour après jour depuis des années, pour garantir l’information, la survie des millions d’homosexuels qui vivent, directement ou non, avec le drame du sida.

Pour suppléer aux difficultés d’arrêter une définition du queer, quel est pour vous le paradigme même (le « comble », si vous voulez) de cet état des choses ?

On le sait, le paradigme de l’esprit queer, cette recherche totale de la liberté, a débouché vers le relapse [relâchement de la vigilance face aux pratiques à risque. NDLR] et le bareback [idéologie qui prône la prise de risque et le sexe non protégé. NDLR]. Regardez enfin les choses en face. Si je suis queer, si je veux me positionner dans la société comme un être unique, alors ma liberté me mène forcément à une sexualité sans contrainte. Et une sexualité sans contrainte, dans le cadre d’une épidémie qui touche plus de 42 millions de personnes dans le monde, mène obligatoirement par ma propre contamination ou la contamination des personnes avec qui je couche. Le queer, c’est le bareback. Et vous pouvez penser tout ce que vous voulez, c’est ce qui se passe. Il suffit de regarder la situation en France : les principaux leaders du mouvement ont tous une présence, plus ou moins avouée, dans des pratiques sexuelles à risque. Now, what do you do with a sexual theory that kills people ???

Qu’est-ce qui, en France, aujourd’hui, vous paraît queer ? Qu’est- ce qui pourrait ou devrait être queerisé ?

Guillaume Dustan est queer, pas de doute là-dessus. Et c’est votre problème. Le plus grand défenseur du mouvement est le plus grand criminel de l’homosexualité moderne. [Guillaume Dustan, écrivain et éditeur, a milité pour le bareback. NDLR]

Quelles sont, selon vous, les limites de la pensée queer ?

Elles sont en vous. Si vous croyez que vous pouvez vivre vos vies sainement, sans engagement dans le sida, cela veut dire, finalement, que votre
intérêt dans la survie des homosexuels qui vous entourent est très secondaire. Tout est question de priorité. L’idée queer, quoi que l’on dise, est loin d’être prioritaire.

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