About Me Actus C’est ça notre liberté - 50 ans de lutte LGBTQ+

Préface

Un texte écrit pour la préface du livre de Mason Funk (Harper Collins, 2021)

Gay truth is marching on !

Au début des années 80, j’ai découvert le livre de Jonathan Katz, "Gay American History" (Avon, 1976), qui est devenu tout de suite ma bible, le livre qui a eu le plus grand impact sur mon engagement militant et sexuel. Cet énorme petit livre de 1000 pages reste à ce jour un document de référence sur la vie LGBT sur le continent américain, dès 1566. Jonathan Katz a initié un mouvement de collecte d’archives qui a ensuite nourri de nombreux livres comme le célèbre "Gay New York : Gender, Urban Culture and the Making of the Gay Male World 1890-1940" (Basic Books, 1995) de George Chauncey.

Ce qui m’a tout de suite séduit est écrit par Katz lui-même dans son introduction : "Particular attention was paid to documenting the experience of the ordinary Gay people", ou bien " The attempt was made to present, overall, material about Lesbians and Gay men equal in quality and quantity, although this was not possible within each section". "Gay American History" n’est pas un catalogue de personnalités homosexuelles, bien que beaucoup de grands noms de cette culture apparaissent. C’est surtout le relevé émouvant de leurs souffrances travers les attaques et les faits divers qui ont souvent accompagné leur chute. Le livre n’est pas un Who’s Who de célébrités, c’est un catalogue de personnes oubliées qui ont pavé le chemin pour les autres personnes homosexuelles qui les ont suivies.
L’Amérique, on le sait, a bénéficié d’une immigration soutenue de la part d’émigrants religieux fondamentalistes, mais aussi de toutes celles et ceux qui fuyaient une Europe répressive, surtout pendant l’Angleterre de l’époque victorienne. Le nouveau monde attirait tous les exclus qui espéraient trouver une nouvelle société, difficile et inconnue certes, mais avec des opportunités de liberté. Pour moi, ces êtres en quête d’émancipation me ressemblaient. Enfant d’une lignée d’agriculteurs, mon enfance et mon adolescence à la campagne me rapprochait de ces immigrants affrontant la méchanceté des hommes et les dangers de la nature. J’avais grandi avec l’affreux sentiment d’être seul au monde. Ma seule option était de fuir. J’ai fait une tentative de suicide à 18 ans, puis je suis parti de la ferme de mon père l’année suivante, l’été 1977.
Comme beaucoup de gays de ma génération, Paris m’attirait.

"Gay American History" est aussi responsable de mon orientation vers la culture anglo-saxonne. A 20 ans, j’avais déjà compris que le militantisme européen devait beaucoup au mouvement LGBT américain. Cette attirance était mal vue par certains amis qui défendaient un point de vue presque exclusivement français. Je voulais lire les livres américains non traduits, parce que je voulais être au plus près de cette culture américaine qui paraissait toujours avoir cinq années d’avance sur tout ce qui se passait en Europe. Mes idoles étaient le Velvet Underground, Lou Reed, Warhol et la Factory, les Radical Faeries, John Waters et Divine, Sylvester. A la fin des années 70, l’Amérique représentait le futur gay.

Ma solitude adolescente m’a rapproché des récits de ces premiers homosexuels débarquant en Amérique, leur découverte des villes dangereuses mais bouillonnantes d’activité sexuelle, leurs voyages vers l’Ouest, leur rencontre avec les nations indigènes. "Gay American History" parlait de ces hommes et de ces femmes, de ces invertis et de ces freaks. Le livre décrit bien comment les premiers explorateurs ou prédicateurs s’indignaient des mœurs indiennes, la place des berdaches dans les sociétés amérindiennes, ces êtres aux deux esprits ("two spirits"), les individus non conformes aux normes de genre. Ce "bispirit" créait un pont entre la vie de tous les jours et ce que Mark Thompson a ensuite appelé le Gay Spirit. Ces hommes et ces femmes indiennes bénéficiaient d’un statut à part qui attestait de l’avance de ces peuples dans l’inclusion sociale des invertis. Ils étaient les dépositaires des mystères de la médecine, ils étaient souvent shamans, ils pouvaient voir le futur.
Étrangement, au milieu de centaines d’histoires souvent dramatiques, faites de procès, de prison et de lynchages, le livre de Jonathan Katz diffusait un étrange parfum érotique. Comme les poèmes de Walt Whitman, la vie des lesbiennes et des homosexuels bénéficiait de l’immensité du paysage. La rareté des femmes dans l’Ouest rapprochait les hommes. La mixité raciale existait, surtout pendant et après la Guerre d’Indépendance. Tout ce qui avait été caché et déformé par les westerns devenait tout à coup visible. Je découvrais par exemple que le mythe du cowboy solitaire a été créé de toutes pièces. La vie était si dangereuse avec le froid, les grizzlis et les Pumas, un homme seul ne pouvait survivre. Pire, s’il se trouvait face à un gang d’explorateurs, il ne survivrait pas, il aurait été systématiquement violé.

"The Book of Pride" de Mason Funk se nourrit de l’héritage de Jonathan Katz en nous faisant découvrir des personnes LGBT ordinaires, comme il en existe partout, que le livre définit de "héros qui ont changé le monde". Toutes se sont engagées au niveau local, pour améliorer la société à partir de la base. En France, la prépondérance de la culture universitaire et le rouleau compresseur de l’universalisme républicain ont effacé une grande partie de cette mémoire commune. L’académie refuse toujours de prendre au sérieux les études de genre tandis que la société se méfie de tout ce qui est minoritaire. C’est le point de vue central de Sam Bourcier dans sa trilogie « Queer Zones » (Edition Amsterdam, 2018) : « L’universalisme n’est pas l’apanage de la France, mais il est vrai que le tandem universalisme / républicanisme est une particularité française et que la France fait preuve d’une longévité inégalée dans ce système ». Ou, plus loin : « L’un des interdits politiques majeurs français est la politique des identités pour les minorités où j’inclus les femmes, sachant que la politique de l’identité (nationale) est le privilège d’une riche minorité blanche hétérosexuelle, avec des variantes ». On cherche des leaders communautaires là où, souvent, le concept même de communauté est sujet à controverse et exclusion. Au contraire, l’idée communautaire anglo-saxonne favorise la reconnaissance des minorités et encourage l’engagement grass-roots.
Ce livre ne célèbre pas la célébrité, mais l’engagement. C’est un répertoire de vies qui méritent le souvenir. Il rassemble des héros et héroïnes peu connu(e)s du grand public qui ont consacré leurs vies à améliorer celles de leurs contemporains. Et on sait que cette histoire est éminemment politique, c’est d’ailleurs pourquoi les sociétés occidentales ont tant de mal à reconnaître l’apport social, sexuel et militant de nos minorités. Tout comme ces sociétés refusent toujours de prendre en compte leur passé colonial, les crimes qui ont été perpétrés contre les ethnies et les sexualités différentes.

Le livre de Mason Funk est le résultat de nombreux témoignages recueillis pendant des voyages aux États-Unis. D’un point de vue européen, la rareté de livres équivalents met en relief le retard de ce travail sur le Vieux Continent - et partout ailleurs. Pour être très attaché à ce sujet, je reste convaincu que ce retard est surtout de notre responsabilité. Si le thème de la mémoire est central dans le militantisme LGBT, il faut bien reconnaître que nous n’avons pas fourni l’effort nécessaire. Cette histoire provient surtout de la génération des baby-boomers et les jeunes générations semblent s’en désintéresser. C’est comme si cette épopée communautaire ne les attirait pas, ou les fait fuir. C’est sûrement le résultat d’un rejet générationnel, mais c’est tout de même un échec.
Cette situation frustrante accentue l’isolement des seniors LGBT, touchés par la précarité et l’indifférence. Et l’État français ne fait rien pour encourager une transmission de ces connaissances à travers l’enseignement, les bibliothèques, les universités, les conférences. La Mairie de Paris a commencé un début de visibilité mémorielle avec les premières plaques commémoratives qui saluent le travail de personnalités LGBT ou sida. Mais la ville bloque depuis plusieurs décennies la création d’un centre d’archives, à l’instar de ce qui existe dans d’autres pays européens. La France, qui a été leader dans le militantisme gay et sida dans les années 90, ne parvient pas à mettre en valeur le dévouement de milliers de personnes qui ont fait réduire l’homophobie dans le pays et qui sont parvenues à améliorer sensiblement la situation du VIH/sida.

D’autres pensent que l’hégémonie américaine dans le domaine du souvenir accentue un impérialisme culturel qui a beaucoup influencé nos modes de vie et le consumérisme gay. Les jeunes générations, frappées par l’insécurité sociale et l’absence de travail, critiquent de plus en plus le mode de vie gay, que beaucoup voient désormais comme égoïste, peu transversal. Après Stonewall, la vie gay du XXème a été celle de la libération sexuelle et de la gentrification. Le nouveau siècle est celui du questionnement identitaire, surtout chez les jeunes, poussés par le mouvement transgenre, les questions d’environnement, etc.
Pourquoi les jeunes se montrent si peu intéressés par l’histoire LGBT reste pour moi un mystère. C’est la génération la plus connectée, mais elle perd chaque jour un peu de son passé. La surabondance de données historiques accompagne celles des médias et de la musique et se dilue dans la modernité. Il y a probablement aussi, un effet "OK Bommer" derrière cette bouderie. Les jeunes considèrent, avec raison, que ma génération vit trop longtemps et accapare tous les moments importants des acquis LGBT. Ils se demandent comment reprendre le flambeau. Depuis quelques années, les groupes minoritaires prennent de l’ampleur. Mais cela reste minoritaire et la majorité LGBT manque de combat fédérateur comme celui qui a profité à la lutte contre le sida ou le mariage pour tous. Pire, le retard de l’arrivée de la PMA en France a entraîné une désillusion de la part des lesbiennes et d’une grande partie de la communauté.

Sur les 75 héros de "The Book of Pride", je n’en connaissais vraiment qu’un seul, John James, qui publia d’une manière indépendante une des premières newsletters sur le sida, Aids Treatment News, de 1986 à 2007. Les premières réunions d’Act Up New York, en 1987, incluaient ATN dans la revue de presse hebdomadaire, que je ramenais en France et que je lisais avec émerveillement. Cette petite brochure, de 4 à 6 pages au début, abordait tous les traitements possibles contre le VIH, à une époque où seul l’AZT était disponible. En 2000, dans mon livre "Act Up, une histoire" (Denoël), j’écrivais : "La lecture des brochures américaines influença profondément la culture médicale d’Act Up. Elles expliquaient simplement des articles spécialisés publiés dans les grandes revues médicales internationales (le Lancet, le New England Journal of Medecine, etc.). Ces brochures publiaient aussi des résultats d’essais locaux, parfois alternatifs, avant même que les résultats officiels ne soient rendus publics. Ce mode de fonctionnement allait donc à l’encontre de tout le système informatif médical, qui tend à privilégier la publication des recherches dans les revues prestigieuses et le rendu de ces données dans les conférences internationales. On comprend que la recherche se soit méfiée, dès le début, de ces publications dont l’urgence première était d’apporter l’information aux malades". Une révolution qui a permis au malade de se transformer en partenaire de la recherche et qui est devenue aujourd’hui le modèle de relation médecin / patient, ce qui a des conséquences positives dans d’autres affections comme le cancer, l’hépatite C ou la maladie de Lyme.
De loin, je réalisais que le travail de John James avait eu un écho international à partir d’un petit bureau, à l’autre bout du monde, en Californie, avec très peu de moyens. Pour moi, c’était la preuve que l’on pouvait intervenir, seul, sur n’importe quel sujet, même très complexe comme la recherche médicale. "Pride" met ainsi en valeur le travail de celles et ceux qui "ont fait", ce sont des doers, convaincus que le changement arriverait avec des initiatives locales, concrètes. Cette culture de l’exemple, sinon de l’exemplarité, est toujours nécessaire et célèbre une forme de vertu communautaire, même si notre époque est plus que jamais otage du sarcasme et de la dérision. La souffrance des personnes LGBT, surtout pendant les années de l’adolescence, la violence dans la rue qui affecte les personnes transgenres, la solitude des seniors, le racisme, doivent rester à l’avant-garde de nos préoccupations. Si de grands progrès ont été notés de la part des hétérosexuels depuis une vingtaine d’années (c’est mon avis), les efforts doivent être soutenus, plus particulièrement en direction des plus fragiles.

La publication de "The Book of Pride" dans une édition française devrait nous interroger sur la rareté des livres équivalents en France. Trop de personnes engagées de ma génération ne devraient pas tomber dans l’oubli et, parmi les jeunes générations, beaucoup méritent les encouragements pour ce qui est fait aujourd’hui. Un tel hommage n’est pas une question d’ego ou de récompense, c’est un lien entre les générations et des combats qui se complètent. Déjà, le livre "Pride, l’histoire du mouvement LGBTQ pour l’égalité" de Matthew Todd (Gründ, 2019), se montre plus global, incorporant des contributions provenant des quatre coins du monde. Mais il reste écrit par des anglo-saxons pour des anglo-saxons. Les autres cultures méritent depuis longtemps d’être incorporées dans le récit de la révolution LGBT, de l’Amérique latine à l’Asie en passant par l’Afrique et la Méditerranée. C’est ce qui a motivé l’illustrateur français Florent Manelli en publiant l’année dernière « 40 LGBT+ qui ont changé le monde » (Edition Lapin) : “J’ai souhaité avoir une diversité temporelle, de genre, d’orientation sexuelle, de type de militantisme, mais aussi une diversité géographique même si le choix a été difficile. Les figures les plus connues des mouvements LGBTQ sont souvent américaines et je veux montrer que partout dans le monde, des personnes se battent, à leur échelle, pour faire avancer leurs droits. (...)”

Si l’origine du militantisme LGBT fait désormais consensus, de Magnus Hirschfeld dans l’Allemagne du début du XIXème siècle à Stonewall, de nombreuses périodes de notre histoire restent à découvrir. Et de nouveaux champs d’action doivent être encouragés, comme l’accueil aux migrants ou l’écologie, comme cela se fait déjà. Par exemple, en Allemagne, depuis l’arrivée massive de migrants en 2015/2016, de nombreuses associations LGBT ou VIH ont apporté leur expertise dans l’accueil de milliers de personnes. Cette approche transversale, que l’on a vu en France avec le mouvement des Gilets jaunes et la contestation de la réforme des retraites, a déjà permis de jeter un pont inédit entre la communauté LGBT et des forces syndicales, ce qui rétablit un équilibre altéré depuis que l’on note un glissement d’une partie importante des gays vers des valeurs de droite ou d’extrême droite.
En 2012, j’écrivais déjà : « C’est dans ce climat que les gays participent à la montée en puissance du racisme et de la xénophobie. La France se déchire sur les questions d’identité, de racisme, de banlieue, de crise économique et de conflit avec les religions – surtout l’islam. Pour la première fois, le Front National de Marine Le Pen drague ouvertement les gays. Et certains gays et lesbiennes n’hésitent pas à afficher leurs opinions racistes. J’ai le sentiment que le mouvement gay se détourne de son histoire et s’en prend à d’autres minorités (les Noirs et les Arabes de banlieue), participant au niveau discours néo-politique qui se déchaîne en Europe » (« Pourquoi les gays sont passés à droite », Éditions du Seuil, 2012).
« The Book of Pride » nous rappelle que la seule solution est la générosité au sein de la communauté LGBT. Ce mouvement minoritaire est le plus efficace quand il s’engage en faveur des plus fragiles dans la société, quand il se rapproche des autres minorités afin de créer des alliances politiques. La transversalité est peut-être un mot à la mode, mais il est temps de la mettre en pratique dans nos actions de tous les jours.
A la fin des années 70, les vieux slogans militants comme « Gay truth is marching on ! » étaient déjà démodés. Mais nous les reprenions avec humour, comme un salut envers celles et ceux qui nous avaient précédé. Cinquante ans plus tard, ces mots résonnent avec clarté et résonnent comme un cap à suivre pour le présent.