Politique / Sida Le Journal du Sida Août 2004

Encore l’amour

J’ai perdu le contact avec un de mes meilleurs amis, il y a un an. Il a commencé à m’éviter alors que nous étions très proches. Ses coups de fil se sont espacés, ses lettres et emails aussi, je n’avais plus de nouvelles. Comme j’insistais, il a fini par me dire qu’il était déprimé et qu’il avait besoin de se sentir seul, ou du moins éloigné de moi. Je suis entré dans une période de frustration patiente, réalisant que je devais respecter sa demande, espérant qu’il allait faire le ménage dans sa tête et dans sa vie. Mais quelque chose me disait que j’étais en train de le perdre. Je me suis concentré sur mon livre et, quand il est sorti, je le lui ai envoyé. Pas de réponse. Quatre mois plus tard, je me suis permis de lui laisser un message pour lui signifier que, quand même, j’avais besoin de nouvelles. Il m’a répondu qu’il n’était toujours pas bien, il fallait comprendre. J’ai donc attendu. Et puis, il y a quinze jours, je me trouvais encore dans le jardin quand la décision a été prise. Je me suis dit : « Ca suffit, il n’y a pas de dépression qui puisse mériter de la cacher à ses meilleurs amis ». Alors j’ai pris mon téléphone et je lui ai fait un ultimatum. Je lui ai dit que je comprenais, qu’un an était passé sans nouvelles et qu’il fallait qu’il m’écrive ou qu’il me téléphone, là, maintenant, ou alors cela serait à rien de se considérer comme les meilleurs amis du monde.

Deux jours plus tard, je recevais un mail de 10 lignes à peine. Gentil, rapide, mais vague. La deuxième phrase disait exactement : « Je ne vois plus d’amour dans ce que tu fais (je ne dis pas ça pour être dur) ». C’est une déclaration définitive, non ? Je me suis dit que c’était toujours la même rengaine quand on commence un nouveau combat. Même les amis les plus proches sont dans le doute. Certains pensent : « Mais pourquoi tu fais encore des trucs contre le sida ? Tu ne veux pas en sortir ? ». Comme si on pouvait sortir de son propre virus, patate. A chaque nouvelle initiative, dans ma vie, j’ai dû affronter non seulement mes propres interrogations mais surtout l’incompréhention d’une partie de mon entourage. Et cette critique pernicieuse sur le manque d’amour, c’est la même critique que m’adressent les autres associations. Pour être si enragé, tu dois manquer d’amour. Tu dois être mal, disent-ils. Ils pensent qu’on s’engage contre vents et marées parce qu’on est un Don Quichotte un peu pathétique. Ils pensent qu’on réalise dans son travail ce que l’on ne vit pas dans sa vie amoureuse. Et c’est vrai. Et alors ? L’amour viendra quand il viendra tandis que mon travail, mon combat, c’est ce que je fais tous les jours. Cela me rappelle quand j’avais commencé Act Up, en 1989. J’avais demandé un peu d’argent à un boyfriend très riche. Il avait fini par m’envoyer à la figure un billet de 500 francs en me disant : « Voilà ton fric, ne m’emmerde plus jamais ». Parce qu’Act Up avait cruellement besoin de cet argent, j’avais ramassé le billet sur le sol. Le fait d’envoyer une phrase comme « Dans tout ce que tu fais, il n’y a plus d’amour », c’est la même manière de faire du mal. Les gens qui ont le pouvoir de vous donner de l’argent, ou de l’amour, vous le balancent à la figure parce que c’est le seul moyen de se positionner face à un engagement, quand eux-mêmes ne font rien. Mais alors, rien du tout. Et vous devez vivre avec car l’important, c’est garder en tête l’objectif de créer quelque chose de nouveau. Dans un an, ils vous diront tous : « C’est génial ce que tu fais ». Et il faudra sourire. Bêtement.