Politique / Sida Le Journal du Sida Août 2007

Cinéma

A force de me nourrir de films américains, une étrange théorie m’est apparue. Tous les soirs, je me plonge dans le plaisir de regarder un, deux, parfois trois films. J’ai rarement l’occasion de les voir intégralement car le téléphone sonne et il y a un état d’âme à l’autre bout du fil, comme on dit. Depuis des années, j’ai développé une drôle de manière de vivre ma passion pour le cinéma, en la découpant en tranches plus ou moins longues. Sur le câble, je peux voir le début d’un film, un ami m’appelle alors et je reprends l’intrigue avec l’épilogue. Le lendemain, c’est une autre conversation qui me fait sauter le début pour rattraper l’histoire principale. Il y a des années, un de mes amis proches m’avait émerveillé quand il me racontait que son style de vie lui permettait de voir deux ou trois films par soir. J’étais admiratif, un peu jaloux aussi. A cette époque, les réunions sida avaient lieu en soirée, pendant les diffusions. Je ratais donc de nombreux classiques que je découvre aujourd’hui. Et je décèle un détail qui me fascine. Très souvent, les acteurs américains disent : « I don’t know ». C’est une sorte de ponctuation du langage, équivalente au « C’est clair » hexagonal. Il serait facile de croire que ces affirmations s’opposent. Pourquoi les Américains expriment sans cesse le fait qu’ils n’ont pas de réponse à une question donnée, alors que les Français assurent systématiquement le contraire puisque « C’est clair » veut tout dire, en particulier : « Oui, je le sais ». C’est un de ces détails qui font que je me mets à compter inconsciemment le nombre de « I don’t know » dans les films américains. C’est comme la fable des voyageurs de la SNCF qui se préparent à descendre du train alors qu’ils ne sont toujours pas arrivés. Une fois qu’on a pris la peine de remarquer ce manège, on ne voit que ça. Pourquoi répéter si souvent son aveu d’impuissance à dire ou comprendre quelque chose, quand on vit dans le pays le plus riche au monde ? Pourquoi répéter trente fois par jour « C’est clair » quand on vit dans un pays qui traverse, tout le monde le dit, une crise culturelle et sociale ? Les gens auraient-ils envie d’exprimer le contraire de ce qu’ils vivent tous les jours, par esprit de contradiction ? Pourquoi le cinéma américain reflète-t-il si bien cette impuissance quand le way of life des Etats-Unis s’accommode si peu avec l’incompétence ? Et pourquoi les Français se plaignent-ils tant si, pour eux, tout est évident ?

Ces questions ne seraient pas très intéressantes si les acteurs américains n’utilisaient pas ces mots avec autant de poésie. Il existe de nombreuses manières de dire « I don’t know » avec tous les accents qui peuplent ce continent. Souvent, c’est « I dunno », parfois c’est « I DON’T know ! ». En prononçant cette petite phrase, c’est presque un souffle qui sort de la bouche, comme si la personne pénétrait au plus profond d’elle-même pour avoir qu’elle n’a pas d’indice, que quelque chose la dépasse, qu’il existe un mystère qui est, d’ailleurs, la source du suspense cinématographique. L’acteur qui avoue ne pas savoir accompagne le spectateur qui, lui, pourtant, sait souvent ce qui se trame. Il est témoin d’un moment d’incompréhension et de déni. Il a envie de prendre par les épaules cet acteur qu’il apprécie tant pour lui dire : « Bien sûr que TU sais ! C’est clair ! ». Tandis qu’en France, à chaque fois que quelqu’un affirme « C’est clair », on aurait plutôt envie de lui dire que cette manie détourne la conversation, que l’on attend pas de quelqu’un une banalité quand est venu le moment de sa contribution à une discussion, banale ou passionnante.

Il m’arrive désormais de demander à des amis américains s’ils sont conscients de la récurrence des « I don’t know » dans leur vie courante. Même le patron d’une entreprise importante dit cette phrase, alors que sa fonction devrait lui imposer l’idée selon laquelle il a réponse à tout. Cela me fait penser à une autre interrogation qui me colle à la peau à la fin de nombreux films. Quand les héros vivent leur happy end, que ce passe-t-il ensuite ? Comment rentrent-ils chez eux ? Comment font-ils pour renouer avec la vie de tous les jours ? S’ils sont heureux et soulagés d’avoir échappé à la mort, se cassent-ils un bras le lendemain du générique de fin ? I don’t know.