Politique / Sida Le Journal du Sida Août 2009

La pause

Une étrange chose arrive chaque année. Les derniers jours de juillet, les oiseaux arrêtent de chanter. C’est très subit. On se réveille un matin, il fait chaud, mais un peu couvert, et une torpeur se répand dans le jardin et la nature à l’entour. Dès le mois de mars, et pendant cinq mois consécutifs, le volume sonore émis par les oiseaux est tellement élevé, tellement volubile, que certains amis se plaignent. « C’est très fort » disent-ils, presque abasourdis. Ensuite, il y a les pinsons, trois dans le jardin, qui se répondent sans cesse. 500 fois par jour (à peu près), on entend la même séquence de chant, toujours la même, ad nauseam.

Et puis tout s’arrête. C’est vraiment un moment charnière dans le calendrier de la nature. C’est un silence complet, mystérieux. Les bébés oiseaux ont grandi, les parents n’ont plus à chanter pour protéger leur territoire. Et je ne sais pas pourquoi, c’est le moment qui remplace la Toussaint pour moi. Je me fiche complètement du week-end traditionnel du souvenir, ça m’arrive en plein été. D’une manière douce, je me rappelle des gens et les amis, c’est comme si ce vide sonore m’obligeait à regarder autour de moi pour finir par cette interrogation : « Il manque quelque chose… ». Ah, je sais, c’est untel. Et puis untel. Puis un autre. Leurs images reviennent. Ils venaient à la campagne et ils sont morts.

Chez beaucoup de personnes, j’ai l’impression que l’élément déclencheur de la maladie, c’est la culpabilité. En ce moment, je scanne beaucoup de photos qui ont plus de 20 ans. Des photos que je n’ai souvent jamais vues en grand, elles sont toujours restées au stade de la planche contact. Je découvre beaucoup de belles images de garçons qui sont morts. Pour un grand nombre d’entre eux, je connais les circonstances de leurs décès. Ils appartenaient souvent à une génération qui était rongée par l’incapacité de communiquer avec les parents. Cela les anéantissait. J’ai vu l’homme que j’ai le plus aimé sombrer dans cette peur et ce blocage. Et je ne pouvais rien faire, même si je l’encourageais à parler, lui assurant que ses parents comprendraient. Je n’arrivais pas à le convaincre. Je ne savais pas quoi faire. Aujourd’hui, j’aurais le courage d’appeler moi-même ses parents, quitte à me faire jeter. J’aurais essayé, au moins. Mais en 1991… C’est incroyable les choses que l’on n’ose pas affronter à l’âge de 30 ans et qui sont si faciles à faire à 50. C’est en voyant cette souffrance que je me suis promis d’essayer de ne pas faire les mêmes erreurs. Dire tout, même si cela irrite, même si on perd sa réputation. En finir avec la honte, même s’il faut atteindre un niveau d’exposition qui effraie les gens. Pour avoir la possibilité de dire la vérité sur des choses très intimes, il faut se dévoiler sur presque tout le reste. Parler du sida sans dire qu’on est séropo… Perdre des années à ne pas le dire à sa famille, c’est vraiment une chose que les anciens de ma génération ne veulent plus voir. La mort s’est manifestée trop souvent dans mon entourage depuis six mois, et je vois toutes ces photos d’hommes disparus qui deviennent des images visibles. Pour la très grande majorité, il n’y a pas eu de commémoration, d’avis de décès, de date précise du passage de la vie à la mort. Et les voilà qui réapparaissent grâce à Internet. Ils marchent, par une belle journée de 1982, sur le paseo des Tuileries. Ils défilent lors de la Gay Pride de 1984. Ils s’amusent lors du bal gay du 13 juillet 1985 sur le bord de la Seine. Ils dansent au milieu du Palace. Ils font une sieste sur la plage de Caparica, à Lisbonne, en 1986. Ils manifestent à New York en 1987. Et souvent, je sais que l’insouciance de ces images cache une fin terrible, sans croyance, avec beaucoup de colère, de frustration et d’injustice. Ils étaient incroyablement beaux et gentils, c’est ce qui me permettait de dépasser ma timidité pour leur demander une photo, et ils sont partis avec la souffrance que l’on sait. Désormais, notre époque moderne nous montre la disparition de certains sur Facebook, quand l’image d’un ami adoré s’efface pour devenir un nom sans case, sans profil, sans vie. C’est le chant d’un ami qui s’arrête, pendant cette courte période de l’été, quand tout devient étrangement calme, avant que l’humidité de septembre lance un autre mouvement de vie.