Politique / Sida Le Journal du Sida Avril 2004

Plan quinquennal

Je n’ai pas assez d’heures dans la journée pour faire tout ce que je dois faire. Cela fait plus de deux ans maintenant que je n’ai pas passé une heure à m’ennuyer et je sais que c’est une affirmation prétentieuse mais j’ai connu l’ennui et je ne sais plus ce que c’est. Je me réveille en lisant les mails et en y répondant, j’écris, ensuite je vais dans le jardin et je tente de faire tout ce qu’il faut faire. Je retourne la terre, je taille, je brûle, le construis, j’ai à peine le temps de rêver en regardant le travail fini. J’ai travaillé comme un fou ces deux dernières années en faisant des choses que la plupart des personnes ne remarquent pas. Elles passent devant un détail et cela ne me gène pas si elles ne le voient pas. Depuis quelque temps, les questions des amis sur ma solitude se font plus pressentes, ils me demandent carrément depuis combien de temps je n’ai pas eu de relation sexuelle et cela me fait sourire : ils ont raison, il faudrait s’en inquiéter. Hier, j’étais au soleil avec ma mère et je lui ai dit que, finalement, s’il y avait un homme dans ma vie, je ne crois pas que j’aurais eu le temps pour me consacrer à toutes ces choses. Bien sûr, le travail avancerait beaucoup plus vite à deux. Mais je ne sais pas s’il existe beaucoup d’hommes très intéressés à l’idée de réaliser une terrasse de 15 mètres avec des traverses de chemin de fer entre callées de pierres sèches couchées sur un lit de sable. Je ne crois pas que l’homosexualité actuelle trouve très tendance de niveler un énorme tas de gravas de 3 mètres de haut en triant les grosses pierres qui y sont cachées pour les amener à l’autre bout du jardin avec une brouette qui a tellement souffert depuis que je l’ai achetée qu’elle a l’air d’appartenir à un démineur du Kosovo. Mes amis me disent : « Tu as bien travaillé » mais je me demande s’ils ont peur de dire ce qui est vraiment dans le fond de leur pensée : « En fait, tu as envie de faire ça tout seul ». Et c’est vrai, cette fois-ci, je ne laisserai personne perturber ce qui est dans mon esprit.

Je veux modeler ce qui m’entoure selon mon goût, avec les erreurs et les bonnes idées, avec les moyens du bord, avec un budget limité. Je suis comme ces étranges oiseaux dont on a beaucoup parlé dans les documentaires animaliers. Pour attirer leur compagne, ils créent des nids incroyables, à même le sol, en forme de corbeille tressée, et y déposent des cailloux brillants. Ce ne sont pas des oiseaux virtuoses du vol qui font des nids beaucoup plus complexes qui pendent des arbres comme les tisserands. Ce sont des oiseaux qui marchent sur le sol, qui ont pour base la terre. Et je sais ce qui m’attend au tournant : quand j’aurai fini ma maison, quand elle sera enfin à mon goût (elle l’est déjà, mais je me comprends), il n’y aura peut-être personne pour la partager avec moi. Franchement, je pense que je règlerai ce problème en temps et en heure, avec la même vigueur qui me permet de rester en vie et de faire des choses que je pensais absolument plus faire. Malgré la séropositivité, je construis mon bonheur en touchant du bois tous les jours pour que cela dure. Dans le pire des cas, j’aurai toujours beaucoup de choses à accomplir car la nature est difficilement domptable, il y a les canicules, le gel, la tempête et tout ce qui interfère avec les projets. Je ne serais jamais comme ces gens qui maltraitent leur entourage dans l’espoir de le rendre parfait. Mon amie Chantal m’a raconté qu’elle a visité un jardin assez célèbre tenu par deux homosexuels où tout était réglé au millimètre. C’était joli, mais Chantal a dit : « Je t’assure, chez eux, les fleurs ne rigolent pas ». J’apprécie l’imperfection. Et les hommes qui m’attirent, en général, aussi.