Politique / Sida Le Journal du Sida Avril 2006

Nouvelles découvertes

Comme mon père, j’ai passé mes années de solitude à construire ce qui était le plus important dans la maison et à l’entour. C’est sûrement parce qu’il était seul, au début des années 60, qu’il a pu transformer notre ferme en maison d’habitation. Lorsqu’on est seul, on peut travailler n’importe quand, à n’importe quelle heure, on en profite pour accomplir des tâches qui seraient plus difficilement entreprises avec de l’agitation et surtout avec l’affection qu’il faut prodiguer à une personne amoureuse. Je n’ai donc pas traversé ces années de solitude à ne rien faire ou à m’apitoyer sur mon sort. Certains pensent que l’énergie que j’ai dépensée à bouger ces rochers et ces brouettes de terre avait quelque chose de navrant, comme si je devais compenser un manque d’affection. Je n’ai pas de gêne à entendre ça, mais je ne crois pas que j’aurais mis tant de passion, et je n’aurais sûrement pas ressenti tant de plaisir si tout ce travail avait été un palliatif. Quatre ans de solitude, ça peut paraître insurmontable pour la majorité des gens et je pensais la même chose. Avant. Mais ce n’est pas catastrophique dans la perspective d’une vie.

Hier, j’ai terminé la dernière section de la terrasse devant la maison et ces trente mètres de pierres et de traverses de chemin de fer, sur trois mètres de large, je n’aurais jamais laissé quelqu’un d’autre les assembler à ma place. J’aurais pu gagner du temps avec de l’aide, mais cela aurait diminué ma fierté, mon sens de l’accomplissement. Personne ne peut savoir ce que j’ai trouvé en décaissant la terre devant cette maison, des petites choses de rien du tout qui appartenaient à la vieille femme qui habitait là il y a quarante ans. Certains de ces objets, après les avoir observés un instant, j’ai décidé de les remettre là où je les avais trouvés, parmi les cailloux et le sable qui ont servi de base de drainage à la terrasse. Il y a de l’archéologie dans ce petit tri, le plaisir de trouver des os, des chaînes de métal, des flacons de médecine. C’est comme si j’avais besoin de trier ce qui était dans le sol pour accepter ce qui était avant moi. Ce n’est pas du shamanisme, c’est une envie de savoir et d’enlever ce qui doit être nettoyé car le pied ne doit pas être posé n’importe où. En revanche, il y a d’autres objets qui doivent retourner à leur sommeil, un peu comme ces boîtes de fer que les enfants enfouissent avec des souvenirs, dans l’idée de les retrouver une ou deux décennies plus tard. L’idée derrière tout ça, c’est que la terre est forcément protectrice, que l’alternance de l’humidité et du sec prolonge la vie des choses, un peu comme le bois qui s’avère souvent plus résistant quand il a été immergé. Quand je regarde cette terrasse et les quatre années qu’il m’a fallu pour la terminer, entre les articles et les livres écrits, les voyages, les affrontements politiques, j’ai bien sûr du mal à accepter complètement que j’ai fait ça tout seul. Je sais que j’ai peiné et que j’ai pesté quand le téléphone sonnait. Mais je me rappelle chaque section de la terrasse, le fait de prendre une décision parce qu’un gros rocher en dessous me barrait la route, de choisir telle pierre dont je suis très fier. Ce travail, étalé sur une si longue période, m’a permis de débloquer des idées toutes faites qui m’empêchaient de m’attaquer à des projets plus grands.

Je ne pense plus d’une manière horizontale, je commence à penser vertical, à la profondeur de la terre, en imaginant le puis ou le mur qui ressemble à une tour. Ce sont des idées qui peuvent me faire rêver pendant des mois, chaque soir en m’endormant, exactement comme certains homosexuels peuvent rêver de la prochaine semaine des soldes.