Politique / Sida Le Journal du Sida Décembre 2004

Méfiance

Maintenant je sais que je suis parti loin de Paris pour me protéger. Je n’ai pas peur du danger, mais je n’ai pas forcément envie de l’affronter. Il y a beaucoup de choses que je peux assumer pour m’exprimer et avancer dans mes convictions, mais il y a une chose que je ne peux supporter : la détresse des personnes que j’aime. Depuis plusieurs mois, j’ai l’impression qu’une nouvelle tendance amoureuse se dessine : la rupture pure et simple. Dans la liste de mes amis, il y a de nombreux couples gays et je trouve en eux de l’espoir et de l’admiration. Il y a aussi d’autres amis seuls et cela ne me dérange pas d’entendre le récit de leurs difficultés. Quand je les écoute ou quand je les conseille, j’utilise toujours l’exemple de ces couples pour marquer mon point : si eux y arrivent alors tout le monde peut logiquement le faire aussi. Je refuse une croyance qui voudrait que les gays n’aient pas le droit au bonheur et même si je dispose de plusieurs milliers d’anecdotes qui semblent pourtant renforcer cette idée, je m’y refuse. J’ai grandi sous l’influence d’un bonheur antique qui serait forcément renouvelé par l’évolution naturelle de la société. Les choses ne pouvaient que s’améliorer. Et voilà que dans ces temps un peu troubles, je vois de nombreux couples d’amis se séparer. Il n’y a rien de statistiquement avéré dans ce que je dis, c’est juste une succession de nouvelles qui s’accumulent. Parmi la dizaine de couples stables autour de moi, plus d’un tiers n’a pas survécu aux derniers mois. Je suis obligé de me demander ce que cela veut dire, quels sont les dénominateurs communs à ces ruptures. Après tout, c’est mon travail d’observer ce qui se passe autour de moi et d’émettre des suppositions ou des réponses, si j’en trouve. Et voilà ce que j’ai trouvé. Parmi ces couples si divers, il y a un facteur commun. Ce sont des couples sérodiscordants. Ce sont des hommes qui vivent ensemble depuis des années, qui ont affronté des choses et qui ont partagé des bonheurs. Ils se sont soutenus quand ça allait mal et ils étaient ensemble quand ça allait bien. Et voilà que la fin explose et un autre point commun relie ces couples. C’est le séropositif qui s’en va. Dans l’histoire du sida, avant, c’était souvent le séronégatif qui craquait. Il avait peur, ça se comprend. Maintenant, c’est le séropo qui disjoncte, et souvent avec violence. Il veut vivre avec quelqu’un qui le comprend vraiment, selon lui, il cherche à renouveler sa vie auprès de son double. Et ce qui est marquant, c’est la tristesse du séronégatif. Il avait envisagé la maladie de son partenaire, même sa mort, il avait sûrement promis qu’il serait là pour apporter son aide et le voilà qui se trouve seul, après ces années. Il est abandonné. Virologiquement, dans la relation, il était le plus solide. Et je suis obligé de me rappeler les mots de Walt Odets : le sida a divisé la communauté gay et voilà qu’il divise les couples à un moment où on croyait qu’il serait beaucoup plus facile de vivre les différences entre les statuts sérologiques. Alors, je me dis : si ces couples stables se séparent alors qui étaient la fondation de mon optimisme, que vais-je dire à mes amis qui cherchent à vivre une histoire à deux ? Que vais-je me dire, moi qui cherche aussi la même chose ? Je ne sais pas. Il n’y a pas d’oracle autour de moi. En tout cas, je n’ai pas envie d’affronter une telle idée pessimiste. Je préfère me protéger. Toute cette théorie sur les couples qui se séparent est peut-être une vision de mon esprit, c’est moi qui déraille. Mais il vaut toujours mieux dérailler en hiver à côté d’un feu, au calme, à lire des livres qui me donnent envie d’en écrire d’autres. Après tout, c’est le moment le plus sombre de la saison. Dans l’année, c’est la période qui demande le plus de protection. Je peux aider mes amis mais je ne me laisserai pas glisser vers un tel risque. Car si je craque moi aussi, ce serait la plus grande victoire pour ceux qui pensent que je suis fou.