Politique / Sida Le Journal du Sida Décembre 2007

L’heure sombre

Le plus profond de l’hiver. L’humidité, le froid, la tempête, maintenant le gel. Habituellement, ce sont des moments qui m’amusent et me stimulent. Mais voilà, il y a un mois, j’ai eu ma première péricardite. Certaines études montrent que de nombreux séropositifs sont concernés et, chez les Africains, c’est même une affection qui sous-entend une séropositivité non connue. Il n’y avait pas de raison d’y échapper : à force d’en entendre parler, c’est donc cela, le cœur malade. Une douleur inconnue, puissante, vibrante, qui irradie dans toute la cage thoracique, qui paralyse le cou et le bras gauche, se dirigeant vers le bout des doigts. Le manque de souffle, des spasmes qui vont et qui viennent, au point de redouter le moment du coucher car la moindre mauvaise pensée bouscule le rythme cardiaque. C’est alors qu’une crise survient et il est temps d’aller aux urgences d’un hôpital de petite ville de province où, comme par hasard, tout se passe bien mieux que dans les grands CHU parisiens que je connais. Vingt-quatre heures de bilans et d’observation avant de rentrer chez moi avec la promesse de s’imposer un repos complet, de ne plus toucher à quoi que ce soit. Suivent des jours de fatigue qui ne peuvent être pris à la légère, des heures passées au lit à somnoler et regarder le soleil qui décline dans la vallée. Les films à la télé me semblent épuisants, la lecture est presque impossible et les conversations au téléphone avec les amis ou la famille sont une torture – d’ailleurs j’y mets vite fin. Je ne vais pas me mettre à raconter à trente personnes le diagnostic et les symptômes, ce n’est pas ce que j’appelle du repos. Le comble, c’est qu’il est devenu difficile de traverser la pelouse pour chercher le courrier. Quand le journal et les lettres arrivent sur la table de la cuisine, je n’ai pas le courage de les ouvrir. Et dehors, le gel est arrivé par surprise. Je regarde à travers les vitres les pots de géraniums qu’il faudrait abriter, sans pouvoir les soulever.

La scoumoune, comme disait mon père, le dégoût, quand il faut accepter l’impuissance devant la nature, les tempêtes, la grêle. Parce que c’est comme ça et que rien ne va. Le 1er décembre et toutes les occasions perdues pour diffuser les chiffres de l’épidémie chez les gays. Un ami proche, trop dégoûté, se désabonne des listes d’information sur le sida. La lassitude et le fatalisme qui pénètrent dans le cercle intime. La victoire patiente de ceux qui annoncent fièrement qu’ils feront « de la réduction des risques – pas de la prévention ». Les heures sombres des mois sombres des années sombres. Et personne qui puisse imaginer à voix haute ce que cela donnera dans 3, 5, 10 ans. Car la pire forme d’échec pour une minorité, c’est son incapacité à regarder le futur, et ce n’est pas moi qui ai inventé cette formule. Dans l’épidémiologie, je crois qu’ils parlent de mesure « dose - réponse ». Pendant ces longues semaines d’hiver, alors qu’il y a tant de choses excitantes à faire, je suis cloué à l’intérieur. Regardant ces arbres qu’il faut tailler, toutes ces branches qui attendent d’être réunies en fagots pour devenir combustible plus tard. Ces soins qu’il faut prodiguer. Et je reçois des mails de jeunes de 31 ans qui me demandent ce qu’ils peuvent faire, s’il existe une bouée de sauvetage pour s’y accrocher. Ils ne savent pas pourquoi ils font ce qu’ils font, mais ils sont sûrs de le refaire à nouveau. Comme ces géraniums qui brûlent de froid, gélifiés par la glace, que personne ne sauve et que l’on regarde de l’autre côté de la fenêtre. Sans pouvoir même jeter une couverture dessus, tant il fait froid.