Politique / Sida Le Journal du Sida Février 2004

L’émail

Quand j’avais cinq ans, j’ai demandé qui était le monsieur dont la statue était placée au milieu d’une allée de la première ville moyenne qui se trouvait à treize kilomètres de mon village. Mon père m’a dit qu’il s’agissait de Bernard Palissy, un homme qui « avait fait de la poterie » de nombreux siècles auparavant. C’était une des rares personnes glamour de la région car, à l’école, on racontait souvent que cet homme était un peu fou, il avait fini ruiné parce qu’il aimait tellement son travail qu’il avait brûlé ses meubles, enfin, c’est ce qu’on disait. A l’époque, et toujours aujourd’hui, j’avais été marqué par cette histoire parce que je me demandais, comme tout le monde, comment on pouvait en venir à affamer sa femme et ses enfants pour faire des poteries. Cet homme devait visiblement être plus amoureux de son four que de sa famille. Dans le Lot-et-Garonne, ce mythe représente une idée très forte, c’est d’ailleurs pourquoi certains lycées portent le nom de Palissy. Je trouvais qu’il s’agissait là d’une reconnaissance un peu paradoxale : on présentait à la jeunesse, dans le cadre de l’éducation, un homme qui avait été quasiment détruit par son savoir.

Plus récemment, je suis tombé sur un article de l’International Herald Tribume sur une exposition qui a lieu, en ce moment, au Metropolitan Museum of Arts. On y parlait d’une étrange école de poterie, qui est née à la même époque que Bernard Palissy, à l’autre bout du monde. Pour résumer, un jour, un maître de thé très influent s’est penché sur le cas de certaines poteries qui sortaient du four avec de sérieux défauts. Pour lui, ces défauts étaient précisément ce qui rendaient ces objets jolis et même uniques. Dans son entourage et au-delà, la levée de bouclier fut générale. On considérait que ce maître de thé avait une théorie qui frisait le sacrilège. Et pourtant, cet homme insista, si bien que très vite, l’aristocratie nipponne la plus élevée se mit à boire le thé dans des bols difformes, boursouflés, parfois fissurés. Cet homme, Furuta Oribe, donna son nom à cette école esthétique qui représente une enclave peu connue dans l’art japonais.

Je ne suis pas un artiste, c’est pourquoi le point de vue de Palissy m’a toujours fait un peu peur. Jusqu’où peut-on aller pour faire comprendre ce qu’on a à dire ? Mais je crois que les idées nous portent et qu’elles nous poussent à se débarrasser du superflu pour les mener à terme. Je vois bien que ce que je dis sur l’état spirituel des gays ne peut être compris que par les personnes qui ont encore un peu de spiritualité. Les autres me regardent comme si mon four produisait des objets mal formés, qui ne peuvent pas se vendre. Pire, ils passent devant ma maison en se disant : « Le fou vit ici ». Je sais très bien que cette chronique est un des rares espaces qui me permettent de communiquer, de loin, avec les personnes qui travaillent encore sur le sida. Mois après mois, je vois l’association que j’ai créée tomber, glisser, perdre le sens des réalités. Je n’ai aucun problème pour admettre et accepter que les choses doivent disparaître un jour. La roue tourne, comme on dit. Mais il est triste de penser qu’on a créé une œuvre, et Act Up en est une, qu’on puisse l’offrir sans arrières pensées et qu’au final, ce sont les autres qui la détruisent.