Politique / Sida Le Journal du Sida Février 2005

S.A.D.

Quand je fais le bilan de l’année passée, je vois beaucoup de cassures dans ma vie. Je me suis séparé de plusieurs associations de lutte contre le sida, de personnes que je croyais être des amis engagés et qui se sont avérés traîtres et très incapables de travailler. J’ai cessé de parler à certaines personnes proches qui avaient décidé, comme ça, d’oublier la capote. J’ai vraiment mis un terme à un doute en ce qui concerne mon travail : est-ce que l’éloignement est la cause de mon ennui journalistique ou serait-ce cet ennui qui serait la cause de mon éloignement ? Les deux, mon cher. J’ai poussé mon idée sur la prévention si loin qu’il n’y a désormais plus de retour en arrière possible et cela veut dire que je m’aliène des pans entiers de la communauté gay et de la société en général. Je ne vais plus dans les bars gays, ni dans les restaurants gays, et le seul club gay qui je supporte, c’est le mien. A 47 ans, je suis devenu plus outsider que je ne l’étais à 30 quand j’ai créé Act Up. J’ai réalisé que je n’aimais plus les érables du Japon et je les ai mis dans le coin le plus caché du jardin. J’ai décidé que trois ans sans passer des vacances face à la Mer Méditerranée, c’était assez et trop à la fois. J’ai fini par accepter la fatalité d’une solitude désirée qui risque de se prolonger un peu plus longtemps – ou beaucoup plus longtemps - que je ne l’imaginais. Comme beaucoup de personnes qui partent en retraite, je pense que je suis un réceptacle pour des idées et des projets qui ne me concernent pas uniquement car ils sont surtout destinés aux autres. La séparation est donc une envie de ne plus accepter les merdes de certains mais aussi une opportunité pour se montrer plus disponible pour le futur de mes semblables.

Dans quelques mois, le magazine Têtu va fêter ses dix ans d’existence et ce sera aussi le moment d’un bilan, pour moi et pour les gays lambda. Si je me suis écarté de ce qui m’énerve dans la société, je suis aussi, paradoxalement, au cœur de cette société. Je la regarde, je l’interpelle, j’attends ses réponses à mes questions et si elle poursuit dans son déni, alors je lui envoie un ultimatum. C’est ce qu’on appelle être activiste. Car personne ne bénéficie du mystère quand je claque la porte. Je dis pourquoi, ceux qui sont en face de moi on beau penser que mon fonctionnement est trop brutal, en tout cas les choses sont claires pour tout le monde. La séparation est une occasion pour couper net le fonctionnement de co-dépendance quand celui-ci devient la source d’ambiguïtés invivables. Certains peuvent penser que c’est une fuite en avant, c’est au contraire un recentrage. C’est un moyen comme un autre de développer son « open eye », sa capacité à regarder les choses différemment, avec une autre perspective.

Car l’histoire se rappellera du triste héritage de ceux qui font en sorte que les initiatives courageuses aboutissent à des échecs qui font du mal. Il y a des personnes effroyablement frauduleuses qui développent des théories selon lesquelles « le sida, en tant que maladie, n’est plus une crise ». Quand on assimile ce constat dans la perspective d’un bilan de fin d’année, cela ressemble beaucoup à ce que les Américains décrivent par Season Affected Disorder (ou S.A.D), cette déprime liée à la fin de l’année, quand on se retourne pour analyser ce qui a été accompli (ou pas) dans les douze mois précédents. Cette déprime n’est pas liée à une saison, aux jours courts et sombres de l’hiver, elle est la résultante de l’obscurité qui subsiste dans le cœur de ceux qui ne pense qu’à eux. Au mépris des autres et de leurs propres promesses.