Politique / Sida Le Journal du Sida Février 2006

Le chakra

Je ne sais pas pourquoi je me suis laissé emporter comme ça. Il y a un mois, un de mes meilleurs amis est allé à Londres et, au bout de 24 heures, il s’est retrouvé dans le coma aux urgences de l’hôpital St Mary’s. Je connais Hervé depuis 23 ans, c’est mon premier vrai boyfriend et il vient régulièrement chez moi pour changer d’air ou pour se remettre de problèmes divers liés à sa séropositivité. Il fait partie de ce cercle restreint de séropositifs avec qui on peut parler de tout, surtout des sujets intimes. Il a subi toutes les infections opportunistes que je n’ai jamais eues et c’est à travers ses douleurs que je me suis habitué, dans un sens, à l’expérience extrême de la maladie. Plusieurs fois, la mort s’est approchée de lui et à chaque fois, elle est repartie comme si ça l’amusait. Quand Hervé est arrivé au centre de réanimation, le premier jour, il a fallu mettre en contact l’équipe qui le suit à Paris et les médecins qui tentaient de le sauver. Au début, je me suis concentré sur cet aspect technique, je devais m’assurer que les faxes étaient envoyés et reçus, que la famille d’Hervé comprenait bien ce que les médecins anglais disaient, relayer l’info. Quelques jours plus tard, j’ai fini par craquer, sans voir venir. Ce n’était pas la mort que je redoutais, cette possibilité avait été discutée plusieurs fois entre nous, même si je sais qu’on ne se prépare jamais assez à ça. Ce qui m’écrasait, c’était la violence de ce qui lui arrivait. L’hémorragie importante, l’intoxication, l’asphyxie, le coma, une pneumonie qui se déchaînait, tout ça pendant le sommeil. Je sais très bien que la mort ne ressemble pas à l’apaisement qui est souvent décrit au cinéma. Le dernier souffle, c’est plutôt la peur à l’état brut. Mais la violence de ce qui arrivait à Hervé, c’était de se battre dans la ville qu’il aime le plus. Londres, c’est le décor de sa plus belle histoire d’amour avec Woody. Ma peur était de le voir disparaître là-bas parce que si cette mort aurait pu ressembler à une fin involontaire vers l’endroit où il avait été le plus heureux, elle aurait eu un sens symbolique trop puissant, surtout quand on connaît la solitude des personnes malades. La première infection opportuniste majeure d’Hervé a provoqué le divorce. La peur de la maladie, etc. Pour lui, la maladie a vraiment ébranlé l’amour. Et tout à coup, quand on sait ça, cette histoire de coma prenait une dimension si forte que je me suis mis à pleurer, un soir, au moment de m’endormir, parce que je n’y pouvais rien.

Le fait de voir « Brokeback Mountain », le lendemain, n’était peut-être pas une bonne idée. Mais je voulais voir le film avant qu’il ne disparaisse de la salle que j’aime bien. En début d’après-midi, je me suis mis à pleurer dès le début du film tout en sachant que deux heures plus tard, ce serait forcément incontrôlable. J’ai la prétention de penser que personne ne peut comprendre ce film mieux que moi. Quand je suis sorti du cinéma, je n’arrêtais pas de penser à Hervé, je pleurais et je me foutais complètement du regard des autres. Dans le quartier de l’Opéra, j’ai choisi les rues vides qui me permettaient de marcher sans réfléchir. Hervé avait débloqué un chakra en moi, sans doute, qui avait attaqué ma stabilité. Je savais qu’il fallait accompagner la sœur d’Hervé à Londres et qu’il fallait que je mette de côté cette peur. L’important, c’était d’aider Isabelle pour qui ce voyage aurait été trop traumatisant si elle y était allée seule.

Deux semaines plus tard, l’état d’Hervé s’est dégradé. Après plus de dix jours dans le coma, il s’était réveillé, mais les médecins ont dressé le drapeau rouge, il fallait le transférer en France le plus vite possible ou bien venir lui dire au revoir sur place. Sa sœur et moi appelions les hôpitaux à Paris, mais il n’y avait pas de chambre de réa nulle part. Je me suis mis en colère. J’ai appelé à l’aide, envoyant un mail aux associations, aux amis, même à ceux qui ne je ne connaissais pas. Trois jours après, le transfert avait lieu. Quand j’ai revu Hervé à Paris, il était conscient et il comprenait ce qu’on lui disait mais la situation est grave. Elle l’est toujours au moment où j’écris ces lignes. Mais il a ce petit sourire de temps en temps.