Politique / Sida Le Journal du Sida Février 2007

Quatres années de solitude

Avec l’isolement prolongé, on développe une sorte de certitude. Le prochain baiser n’arrivera plus, le contact d’un bras ou d’une jambe pourrait très bien ne plus se concrétiser dans un lit qui a connu tant de nuits solitaires. Les gestes de l’affection et de la libido sont réservés aux autres, on développe une idée selon laquelle les automatismes du sexe et de l’adhérence, comme disait Whitman, se sont évanouis dans le passé et les souvenirs, quand tout arrivait facilement. Si des personnages s’embrassent dans un film, on se dit que c’est de l’imagination. Si des amis le font en face de vous, ils ont de la chance. Pendant ces années sans amant, je me suis convaincu qu’il fallait s’entraîner mentalement pour ne pas oublier la chorégraphie particulière de l’amour. Je devais surtout imaginer comment ces gestes seraient effectués avec un naturel qui ne devrait pas rappeler une angoisse passée, celle du doute romantique. J’étais seul, mais je l’avais en partie voulu. J’aurais pu aller sur Internet pour me vendre, j’aurais pu aller dans des sex clubs, j’aurais pu me déshabiller physiquement et mentalement pour prouver à quel point j’étais disponible. C’est ce que les hommes séropositifs font, paraît-il, quand ils font face à la dureté de leur statut et leur mise à l’écart du marché de l’amour. Leur image en prend un coup. On m’a dit que j’étais seul parce que je provoquais cet éloignement, parce que je le faisais exprès. Parce que je ne sortais pas assez, parce que je ne mettais pas en avant ce qui était bien chez moi. Précisément, ce que je considère bien chez moi, c’est ce refus de baisser mon pantalon pour accéder à une relation sentimentale. Les backrooms, les saunas, le chat, les ronds de jambe pendant les dîners mondains au restaurent, non merci. Je ne prétends pas que les gays ne devraient pas le faire, mais je suis certain que c’est ce que je ne veux pas faire. Ce n’est pas pour moi. Ce n’est pas quelque chose qui m’attire, sexuellement. Je me demande bien comment quatre années de solitude auraient pu changer une conviction personnelle profonde, qui était déjà en moi quand je n’étais pas seul, quand je vivais en couple. Ces quatre années m’ont servi de décrassage mental, de retour à la case départ, de remise en cause de ce que je voulais vraiment. L’homme qui s’intéresserait à moi prendrait en compte l’homme nouveau que je suis devenu, pas celui que j’ai laissé à Paris. Il fallait, en effet, que je fasse exprès de gratter ma peau et mon cerveau pour me débarrasser de cellules épidermiques ou mentales qui m’empêchaient de voir la vie sous une autre lumière. Qu’importe si cet homme ne partagerait pas tous les moments qui constituent ma nouvelle vie, comme le fait de regarder les étoiles la nuit. Qu’importe s’il était incapable de faire la différence entre le houx et le gui. Mais c’est parce que je regarde les étoiles que je peux avoir de l’attention pour cet homme, fermer la porte et le rejoindre dans le lit. Car il est enfin arrivé, comme une météorite, sans le voir venir, sans connaître sa provenance ou même sa destination. Il aurait pu passer une nuit chez moi et disparaître et je n’aurais pas été trop malheureux non plus. Il m’aurait prouvé que le baiser était possible, que les bras et les jambes savaient bouger, que je pouvais encore offrir du plaisir, surtout à un homme qui pourrait être mon fils et qui a la moitié de mon âge. Mais voilà, il se trouve qu’il est resté, que si rien n’est facile, parce que la facilité est souvent rare, il a décidé de voir en moi autre chose qu’un homme séropositif âgé qui a été longtemps isolé. Et il s’offusque, comme moi - parce que l’amour n’écarte pas pour autant la colère - qu’une association sud-africaine, forte de vingt mille membres, puisse refuser de s’asseoir à la table des négociations avec une association parisienne de quelques dizaines de membres parce que cette dernière croit savoir, mieux que les Africains, ce dont les Africains ont besoin. Même amoureux, et précisément parce que je suis amoureux, je suis toujours en guerre.