Politique / Sida Le Journal du Sida Janvier 2997

La désintoxication

A New York, j’ai dîné avec Florent Morellet du restaurant Chez Florent, une figure si connue de la culture de la ville qu’il a été choisi pour être le Grand Marshall de la Gay Pride 2006. Je le rencontrais pour la première fois et nous étions encore sur le trottoir quand il s’est mis à me parler de ses quatre années de désintoxication de drogue et d’alcool. Il venait juste d’une de ses réunions de Narcotiques Anonymes. Ce n’est un secret pour personne et, quand il a récemment reçu un hommage public de la part d’Amfar pour ses deux décennies d’activisme sur le sida, il a fait un discours qui a renversé la salle quand il est entré dans le détail de cette expérience qui l’a transformé de séropositif dépressif et autodestructeur à la personne attentionnée et équilibrée qu’il est aujourd’hui. Comme moi, il a traversé quatre longues années de solitude et je commence à me dire que ce chiffre est une sorte d’échelle thérapeutique temporelle. Il y a quatre ans, quand il s’est décidé à intervenir sérieusement sur l’alcool et la cocaïne, sa psy lui a dit que son problème était surtout la dépendance affective et sexuelle. Sa première réaction a été de se moquer du diagnostic car, pour lui, sa sexualité était loin d’être compulsive puisqu’il ne couchait pas avec assez d’hommes pour être considéré comme un sex addict. Mais c’était son obsession de plaire qui l’était et son incapacité à se concentrer sur une personne en particulier, surtout quand on prend en considération son métier de restaurateur qui l’a habitué, depuis vingt ans, à mener sans cesse trois discussions en même temps. Sa fonction était de plaire, son pain quotidien était la superficialité. Face à Florent, je vois un problème primordial de l’affection moderne, telle quelle est vécue par des millions d’hommes et de femmes dans les pays riches. Les enjeux sentimentaux sont amplifiés par le statut social, par la détermination de l’argent et surtout par l’incapacité d’aimer. Les gays, par exemple, sombrent en masse dans la drogue et l’alcool parce qu’ils sont désormais incapables de se caresser. Un geste affectueux est considéré, entre hommes, comme une attention risquée, révélatrice d’une faiblesse. En termes de prévention, la multiplication des partenaires palie ce manque affectif. L’émiettement des réflexes de protection est surtout causé par une dévaluation de soi qui fait que l’amour n’est plus l’objectif principal. Ce n’est pas l’homophobie qui est le creuset de ce mauvais traitement. Ce qui est recherché, c’est une dilution volontaire du sentiment par un artefact, ce qui est exactement ce qui se passe dans la dépendance aux substances qui font directement du mal au physique.

Florent est récemment tombé amoureux d’un écrivain célèbre qu’il a rencontré sur les sites Internet de dating, qui sont des versions light des chats où le sexe est l’objectif principal. A 55 ans, il est en train de découvrir une sexualité intense et très intime où les rôles sexuels traditionnels sont pratiquement abolis pour déboucher sur une manière de faire l’amour qui ressemble plus à la fusion corporelle sans pénétration. C’est ce que les américains appelle le spooning, quand on dort collé l’un contre l’autre, comme deux cuillères. J’ai demandé à Florent, à travers son expérience dans le milieu gay new-yorkais, s’il avait l’impression que les homosexuels se traitaient plus durement aujourd’hui. Il a concédé cette méchanceté souvent revendiquée, mais il a aussi insisté qu’il ne fallait pas confondre l’immensité des gays et la surface visible occupée par les trentenaires aisés qui sortent beaucoup et qui prennent du crystal. Il disait qu’il voyait de plus en plus de couples se tenir par la main, comme ces deux jeunes homeboys dans le métro, la semaine précédente, qui avaient un look 100% hétéro, et qui se caressaient la main en silence. Cette image l’avait tellement émue et réjoui qu’il aurait pu en pleurer. Il a dû faire le vide total de son passé et, de son aveu, les trois mois de romance qu’il vient de vivre avec tant de soulagement n’auraient pas été possibles il y a encore deux ans. « Je n’étais pas prêt » dit-il. Grâce à cette nouvelle histoire d’amour, il poursuit une désintoxication, jour après jour, de toutes ses compulsions : de l’alcool au sucre, du café à la cocaïne. Il est devenu la personne qu’il était, il y a longtemps, avant le sida.