Politique / Sida Le Journal du Sida Juillet 2008

Sommeil

J’ai pris l’habitude, depuis plusieurs années, de dormir toujours du même côté de mon lit, et c’est pourtant le plus grand lit de la maison. J’adore ce lit spacieux à double sommier acheté à La Samaritaine quand le précédent s’était effondré sous le poids de mon mari d’alors, Jean-Luc, un soir de grosse rigolade, alors qu’il s’amusait à bondir sur le matelas, comme le font les enfants de huit ans. Dans les pires moments d’épuisement parisien, je trouvais dans ce lit et dans la pénombre de ma chambre la force de me regrouper avant d’aller à une réunion supplémentaire du TRT-5. Après mon déménagement à la campagne, ce lit a naturellement choisi la meilleure place. La tête sur l’oreiller, je peux regarder la vallée et le ciel qui ne cessent de changer au fil des saisons. Finalement, cette affection pour la même moitié du lit s’est accentuée au cours de mes quatre années de célibat. Je la trouvais étrange, et presque drôle. Je n’ai même pas tenté de m’extraire de cette habitude inconsciente. Même si, pendant mon sommeil, je m’étire pour m’aventurer dans des recoins plus frais des draps, je me réveille toujours du même côté. J’ai fini par comprendre que j’étais décidément très nunuche puisque je réservais silencieusement cette place pour l’homme qui viendrait, un jour, peut-être, s’allonger à mes côtés. Il s’agit d’un espoir difficile à conserver quand on approche la cinquantaine. Parfois, un doute s’installe dans nos pensées. Cette solitude pourrait devenir définitive. Cinquante ans, c’est pas vraiment le moment des grandes histoires d’amour, ça se saurait. Le fil sentimental est peut-être rompu, sans qu’on le sache vraiment.

Dans le sida, beaucoup de personnes vivent ce moment, plus que jamais, avec tous les séropositifs qui vieillissent. Mais c’est un lieu commun aussi à travers l’ensemble de la société, et de nombreuses personnes vivent ça. Il n’existe que deux solutions. On peut se prendre par la main et aller chercher cet homme, quitte à faire des choses parfois désespérées. On peut aussi tenter de garder la foi et espérer que la vie peut offrir encore, please, une ou deux histoires d’amour – si on vit assez longtemps. Je ne suis pas croyant, mais j’ai essayé de nourrir les arguments de cette foi durant ces trente dernières années, qui ont passé si vite. De nouvelles catastrophes et des déceptions imprévues arriveront forcément, mais un homme est arrivé dans cette moitié du lit qui est restée froide pendant si longtemps. Il se moque même de ma fidélité un peu dépassée pour ce côté droit du lit, que je reproduis inconsciemment pendant les voyages. Il dit : « Maintenant que je suis là, ça va, tu peux commencer à respirer, tu peux bouger, tu sais ? ». Je souris, mais je ne cherche même pas à changer cet ordre établi. Après tout, il pourrait partir. Je serais seul à nouveau. Mais je ne crois pas que je serais effondré. La solitude de la cinquantaine aurait été vaincue et, peut-être, il serait ainsi possible d’affronter la solitude de la soixantaine. Cette manie nocturne a peut-être produit son effet. Pendant toutes ces nuits à l’écart de la vie amoureuse, j’attendais ces longs réveils du dimanche, quand on prépare le café et des œufs au bacon. Pour deux. Avec un peu de ketchup et deux grands verres de jus d’orange. En écoutant « Re : Stacks » de Bon Iver. Pour résumer : un moment de bonheur.