Politique / Sida Le Journal du Sida Juin 2004

Une effroyable banalité

La semaine dernière, j’étais à Toulon pour le congrès médical d’Alain Lafeuillade. C’était la première fois depuis trois ans que je mettais les pieds dans une conférence sur les traitements et j’ai retrouvé cette impression familière. Pendant trois jours, les datas défilaient sur l’écran géant du Palais des Congrès, dans la pénombre, alors que le soleil brûlait le port tout proche. J’étais assez content d’être là car ce congrès a su garder une taille humaine et, du coup, on se sent moins agressé par tous ces résultats médicaux. Le soir, dans ma chambre d’hôtel, j’ai regardé plusieurs fois de suite le film américain « Sea Biscuit » sur le câble. Je l’avais vu au moment de sa sortie au cinéma, mais j’ai mieux compris le message central de l’intrigue, qui est délivré lorsqu’on apprend que le héros du film, le cheval, ne correspond pas exactement aux critères d’un champion de course. Autour d’un feu, sous les étoiles, l’entraîneur dit doucement à Jeff Bridges une phrase qui ressemble à : « You don’t throw a life away just because you’re bent a little bit ». On ne jette pas une vie parce qu’on a un défaut. Chacun a un petit problème, qui peut devenir un complexe ou une névrose mais cela ne mérite pas forcément de foutre sa vie en l’air. Si on travaille sur ce défaut, la vie peut redevenir belle car elle l’est souvent on soi, il suffit de le penser. Bien sûr, à la fin, Sea Biscuit devient un champion. L’idée, d’ailleurs, ne demande pas forcément la première place d’un championnat, l’idée réside tout simplement dans le fait que le cheval soit heureux dans son pré. Mais j’ai forcément fait un lien avec le sujet qui me préoccupe.

Les homosexuels ont ce défaut dans la vie d’aujourd’hui. Ils ont envie d’abîmer leur existence parce qu’ils sont séropositifs ou parce qu’ils ont des difficultés à rester séronégatifs. Ils pensent que leur vie est complètement tracée, on dit qu’ils sont « bent », un peu de travers. Alors, tant qu’à faire, ils favorisent un penchant qui va leur faire encore plus de mal. C’est sans compter sur l’optimisme et surtout sur les capacités dont nous disposons pour, parfois, rétablir une vie qui a mal commencé. Quand je me suis adressé aux participants du congrès, la dernière après-midi, j’ai fini ma description de la reprise de l’épidémie en France par un souhait. Je me suis tourné vers les médecins, les infirmières, les chercheurs et je leur ai demandé d’avoir un peu plus d’autorité. Si le sida a bénéficié d’un état d’esprit de non jugement louable dans le domaine des maladies infectieuses, il est peut-être temps que les médecins usent de leur autorité quand ils reçoivent des séropositifs qui disent qu’ils se protègent moins ou des séronégatifs qui viennent pour un test de dépistage et qui admettent qu’ils prennent des risques. Parfois, le médecin est la seule personne qui entend ce qu’ils cachent. Le médecin, on le sait, est alors dans une position unique de conseil et d’écoute. Mais il doit intervenir. Il y a quelques années, quand la prévalence était à la baisse, le médecin pouvait entendre une telle confidence sans trop intervenir. Pour moi, aujourd’hui, il doit se montrer ferme. Certaines associations en sont encore à critiquer « le discours normatif du médecin ». C’est oublier que si les associations sont muettes sur cette reprise de l’épidémie, il faudra bien que les médecins s’engagent, comme ils l’ont fait au début de l’épidémie. Les médecins n’ont pas besoin de nouveaux séropositifs. Une militante, dans une association dont je tairai le nom, a raconté comment elle avait été confrontée au sida, à l’âge de 5 ans, quand un homosexuel était malade chez elle. Elle a dit : « Pour vous, cela doit être d’une effroyable banalité ». Je ne crois pas que ma rage sur la reprise de l’épidémie soit à l’origine d’une effroyable banalité. Je ne suis pas dans une colère froide, comme certains. Je suis enragé. Et ce n’est que le début.