Politique / Sida Le Journal du Sida Mars 2005

L’argument

Faut-il vraiment chercher l’actualité ? Non, elle vient à vous et traverse les océans à la vitesse d’une dépêche AFP. Elle envahit directement les pages des médias à partir du dossier médical d’un séropositif barebacker sous crystal. Et tout le monde commence à trembler. C’est comme si le Patient Zéro réapparaissait, 25 ans après, avec la même inquiétude. C’est la panique vécue par un homme qui s’étonne de tomber rapidement malade d’une affection qui était pourtant considérée, il n’y a pas si longtemps, comme potentiellement mortelle pour tous. Les chercheurs sont vaguement dépassés par l’ampleur de l’écho médiatique. David Ho d’un côté, Robert Gallo de l’autre, les Français au milieu, comme à la grande époque. D’un point de vue scientifique, ce brouhaha aurait très bien pu apparaître il y a déjà un an. Cela fait pas mal de temps que les souches résistantes au VIH se développent. Chaque année, quelques pourcentages de plus dans le monde et, en France, Paris et PACA en tête. Les abstracts en parlent depuis la fin du siècle dernier, c’est pour dire. On s’étonnera que les chercheurs ne se soient pas penchés davantage sur ce risque. Après tout, quelle chance de revenir à la pureté mathématique du gène et du virus. La science pure, comme on dit. Mais ces chercheurs subissent peut-être, eux aussi, le silence qui entoure la montée en puissance de ces foyers de résistance virale. Déjà, sur les sites Internet américains, les gays critiquent la manière avec laquelle cette affaire a été rendue publique. Certains activistes, comme Martin Delaney de Project Inform, pensent qu’on aurait dû prendre plus de temps pour analyser en détail les prélèvements sanguins des partenaires de ce Patient Zéro de 2005. D’autres internautes pensent que ce coup médiatique aura pour effet de stigmatiser davantage les homosexuels en minant un peu plus une liberté sexuelle durement acquise. C’est toujours l’idée de la médecine qui s’acharne sur les gays. Je me demande ce qui se serait passé si les autorités sanitaires de New York avaient rapatrié des milliers d’échantillons sanguins venant des quatre coins des Etats-Unis, comme ils ont commencé à le faire et qu’une rumeur s’était mise à circuler sur des étranges recherches menées auprès d’homosexuels ayant des relations multiples sans prévention et sous drogue. La suspicion aurait été beaucoup plus grande et l’affaire aurait éclaté dans les médias de toute manière. Les médecins qui prennent la précaution d’alerter la communauté sida sur un nouvel angle complexe de la prévention se trouvent critiqués précisément parce qu’ils savent que l’émergence de ces souches de virus résistants est un sujet qui concerne tout le monde, médecins et non médecins. Si ces souches sont effectivement en train de circuler, ces médecins n’ont pas à travailler tranquillement, dans leurs laboratoires, pendant qu’un nouveau phénomène est en train de se répandre. On parle peut-être trop, de nos jours, du principe de précaution, mais ce principe ne s’applique-t-il pas à ce cas précis ?

Quand cette affaire est en train de traverser le monde pour nous alerter, un ami vient passer le week-end chez moi. Le soir, devant la cheminée, il m’avoue ce qu’il n’osait pas me dire depuis des mois. Il a gardé cela secret, mais il me dit en soupirant qu’il n’arrive plus à trouver le moindre argument pour se protéger. Il dit connaître tous les messages, toutes les mises en garde. Je lui parle pendant une heure, mais j’ai vite compris que tout est clair dans son esprit. Contaminé ou pas, il a décidé que tous les arguments sont épuisés. Il fait partie des derniers séronégatifs de la quarantaine de mon entourage. Je lui demande s’il a envie de me ressembler, physiquement. Il répond non, surtout pas. Je lui dis : « Tu verras, après ce week-end, les journaux seront envahis d’une nouvelle qui te concerne. Une nouvelle sur un virus hyper résistant, quelque chose de coriace ». Même ça, ça n’a pas l’air de l’ébranler. Le lundi matin, après son départ, mon ordinateur est bombardé de mails d’amis qui me renvoient tous la même dépêche AFP. « Mais je sais tout ça depuis vendredi » suis-je tenté de leur répondre. Je le sais même depuis cinq ans, c’est ça qui est désespérant.