Politique / Sida Le Journal du Sida Mars 2010

Adhérence et Compliance

J’en suis à un point de passivité envers mon traitement que je prends conscience que je suis 100% compliant depuis plusieurs mois. Ça me barbe tellement que je prends mes pilules avec une régularité effrayante. Je suis comme un automate. C’est comme si ce traitement avait eu raison de toutes mes sautes d’humeur et mes envies de rébellion contre l’obligation de prendre un traitement à vie. Comme tout le monde, je suis passé par toutes les couleurs de ces traitements, comme si c’était un programme à douze étapes d’Alcooliques Anonymes et le pire, c’est que je me doute bien que le processus n’est pas terminé. Il y aura d’autres périodes de doute et de colère à nouveau, encore et encore et encore.
Pour l’instant, j’en suis à la période post-post-post-post « Je m’accorde de temps en temps la liberté de ne pas les prendre ce soir » et je suis plutôt dans une séquence « Ca me fait tellement chier que je vais le faire bien comme il faut sans essayer de trop y penser ». C’est comme un halo d’hypnose tranquille où je préfère m’avouer vaincu et prendre ces cochonneries qui font malgré tout que je suis en très bonne santé. Tous les soirs, les mêmes gestes et il y a parfois même la répétition d’événements insignifiants comme une gélule qui tombe par terre à sa sortie du blister. Ou un flacon vide d’un inhibiteur de l’intégrase qui fait un bruit creux quand je le jette dans la poubelle du plastique à recycler. On est là, avec une impression de déjà-vu, mais on ne sait pas si ça vient de 1992, 1995, ou 2006. Ou il y a un mois. C’est un petit bruit qui résonne à minuit dans le silence, avant d’aller se coucher, comme dans « Shining ». Ou dans la scène finale de « 2001 ».

Ce traitement reste le long segment mental qui traverse le temps que l’on veut encore gagner pour rester en vie. Il est le point commun qui rassemble les époques de ma vie, quand j’étais amoureux d’untel et ensuite quand j’étais amoureux d’un autre et ensuite (pour faire plus court) ce qui se passe aujourd’hui. Ces pilules ont été les témoins de situations sentimentales. Avec Eric, il n’y avait rien à cacher. Avec George, il y avait la pudeur. Avec Jean-Luc, il était déjà endormi quand je les prenais. Avec Marc, c’est le moment où je lui dis qu’il faut aller se coucher maintenant, vraiment. Dans tous les cas, ces pilules et ces gélules n’auraient pas du être là et interférer en quoi que ce soit avec nos histoires d’amour. Et c’est ça aussi qu’il faut dire à ceux qui prennent des risques aujourd’hui : personne ne leur souhaite de vivre ça dans le futur. Avant d’écouter ceux qui vous disent que c’est OK d’oublier la capote et d’en être fier, il y a ceci : vous devenez séropo et vous vous faites chier le reste de votre vie avec ces pilules et c’est. Comme. Ça.

Dans un sens, ces pilules sont comme une religion. Il faut croire en elles, même si on passe beaucoup de temps à douter et se mettre en colère contre l’injustice de leur prise quotidienne. On a trouvé les jolis mots adhérence et compliance pour décrire ce lavage de cerveau qui a pour but de nous asservir totalement à ces prises ininterrompues de médicaments. Adhérence et Compliance, il faudrait trouver une ville américaine qui accepte de se baptiser ainsi, par pur défi, comme l’a fait Truth or Consequences, au Nouveau-Mexique, d’après une célèbre émission de radio. On irait dans cette ville comme on va à Condom, dans le Gers, avec une idée ironique derrière la tête, comme un pèlerinage pris au troisième degré, et l’on resterait une nuit dans un motel. Le soir, avec le coucher du soleil, devant la porte de la chambre, on prendrait ses médicaments avec un verre d’eau dans lequel il y aurait (surtout ne pas oublier) le Kardegic 75mg, cette boîte affreuse qui traîne dans les cuisines de toutes les personnes de plus de 50 ans (ou moins quand on n’a pas de chance). J’aurais alors un sourire bêta après avoir avalé les 8 pilules qui constituent mon régime thérapeutique (je ne connais pas le vôtre, mais l’idée c’est de rester en deçà d’un numéro à deux chiffres). Le traitement gagne toujours, enfin, ce que je veux dire, c’est qu’il nous emmerdera pour le reste de notre vie. Merci beaucoup.