Politique / Sida Le Journal du Sida Novembre 2004

1460 jours

Le 7 novembre dernier, Larry Kramer a prononcé un discours à New York. Dans le grand amphithéâtre de Cooper Union, dans l’East Village, à l’endroit même où Act Up organisait ses plus importantes réunions, il a pris la parole devant une salle comble. L’endroit n’était pas choisi au hasard : il rappelait aux new-yorkais une époque déjà lointaine où l’activisme signifiait quelque chose, où l’effervescence côtoyait la peur, quand la maladie nourrissait un mouvement commun. Cooper Union est un grand bâtiment qui a été le théâtre de nombreux engagements urbains, bien avant le sida.

Pour tous ceux qui vivent à Manhattan, ou qui visitent la ville, cet immeuble était, depuis plus d’une décennie, le témoin d’un espoir un peu maltraité. On regardait son architecture comme si elle était là pour rappeler qu’elle avait été le tremplin d’une idée qui faisait un peu mal, parce que cette idée avait été abandonnée. Cooper Union était le souvenir d’une jeunesse, d’une naïveté perdue. Et voilà que Larry Kramer, après avoir failli mourir en attendant de bénéficier d’une transplantation du foie, revient dans cette grande salle pour s’adresser à son pays. Résussité mais diminué, il trouve encore la force pour tenter de réveiller ses pairs, encore et toujours. Son discours est organisé comme une pièce dramatique. Il s’est entouré de Tony Kushner, le réalisateur d’Angels In America et d’une pléthore de célébrités. Son speech, long de vingt pages, s’intitule « The tragedy of today’s gays ». C’est un déroulé de vingt ans de tentatives et d’échecs dans la lutte contre le sida. C’est une avenue qui avance vers un drame, celui de la prévention perdue, du mépris pour le reste de la planète, de la fin du concept homosexuel. C’est un cri amer, quelque jours après la défaite électorale américaine qui a été causée par 60 millions d’américains qui ont clairement voté en faveur des « valeurs familiales », en faveur d’un retour en arrière en ce qui concerne l’évolution des moeurs. Finis, le mariage gay, l’égalité des droits. Et si Larry Kramer consacre une bonne partie de son exposé à la réussite de l’entreprise conservatrice qui va causer la perte de tant de personnes à travers le monde, il se tourne surtout, comme toujours, vers les homosexuels. Il leur dit qu’ il sait qu’ils ont repris leurs sales habitudes d’égoïsme – dès l’arrivée des multithérapies. Il leur dit que leurs vies sont vides de sens, mangées par le consumérisme et l’ennui. Il leur dit qu’ils n’ont rien compris de cette maladie qui les a concernés en première ligne, qu’ils n’ont rien compris de la leçon. Ils leur dit qu’ils ont beau essayer de trouver toutes les excuses qui justifient la remontée de l’épidémie chez les gays, rien ne pourra racheter la lâcheté dont ils font preuve à un moment où il serait encore possible de se ressaisir. Il leur dit que les gays ont beau tenter d’oublier leur passé immédiat, par tous les moyens, y compris grâce aux drogues les plus dangereuses comme le crystal, ce passé va réapparaître et devenir à nouveau le présent – en beaucoup plus pire. Et il n’a plus rien à perdre.

A plusieurs reprises, pendant le discours, un leitmotiv apparaît. Larry répète son amour pour les gays, pour cette homosexualité pour laquelle tant de personnes ont voulu s’engager. Il les aime mais il veut aussi les hanter ; il promet d’être la voix que ces homosexuels entendront dans leur têtes à chaque fois qu’ils oublieront le préservatif, à chaque fois qu’ils manqueront de respect pour les autres et pour eux-mêmes. Il veut être cette voix mécanique et désagréable qui crie de l’inconscient commun : « STOP ! DON’T ! NEVER ! ». Dans le monde, sur cette planète, il n’existe qu’une dizaine de voix qui puisse porter comme celle de Larry Kramer. C’est bien simple, dans le sida homosexuel, il est le seul. Il est mon exemple, il est mon père. Il est mon inspiration depuis toujours. Et dans la nuit qui a suivi le discours de Cooper Union, le 7 novembre dernier, le discours de Larry Kramer s’est étalé dans tous les ordinateurs, dans toutes les boites mail. C’était vraiment la parole de quelqu’un qui crie au loup, qui n’a plus rien à proposer d’autre que le réveil. Car tous ces gens qui nous entourent, qui travaillent dans les associations de lutte contre le sida, qui croient aider la prévention, tous ces gens doivent se réveiller. Ils n’ont pas besoin d’idées pour travailler. Les idées, c’est si facile à trouver. Mais il faut se réveiller pour les appliquer. Et tout le monde dort. Direction : le désastre. 4 more years. L’éternité, quoi. Car à la vitesse avec laquelle cette épidémie continue de se répandre, ce sont des millions de personnes qui disparaîtront avant un hypothétique retour de l’espoir.