Politique / Sida Le Journal du Sida Novembre 2007

Minorité

Je dévore depuis six mois une quinzaine de livres ramenés de New York qui, pour une fois, ne parlent pas de sida. Ce sont des livres de sociologie qui expliquent le fonctionnement d’Internet ou qui analysent la société à partir d’entrées souvent jugées secondaires comme le langage courrant. Comment les mots et l’argot que nous utilisons depuis vingt ans définissent ce que nous sommes, même sous un angle très trivial. Pourquoi l’accélération de tout ce qui nous entoure décompose la mémoire et conduit à l’ennui. Quel est le rapport de causalité entre le mensonge et la déception dans une société où le fait de dire la vérité n’est plus valorisé. Que veut dire le téléphone portable et pourquoi les publicités à la télé nous encouragent à « parler, parler, parler » tout en se moquant de ce besoin névrotique. J’en suis à mon quatrième livre d’Alvin Toffler, un sociologue tellement reconnu à travers le monde que les intellectuels français sont fiers de ne pas le mentionner. Dès 1970, à travers des best sellers comme « Le choc du futur » (Denoël), il a prédit tout ce que nous vivons aujourd’hui, dans le moindre détail des supports informatiques qui forment la trame de notre travail quotidien, alors que ces technologies n’existaient alors même pas. Je sais très bien que ce qu’on appelle « la culture » est la somme de niches incroyablement petites qui se comptent par millions. Mais je suis toujours étonné quand des intellectuels mondialement reconnus n’ont pas pénétré la sphère de mon entourage.

Récemment, une journaliste disait à la télé : « Dans le cinéma français, on voit toujours les mêmes, il y a très peu de renouvellement ». J’avais 19 ans en 1977, quand le punk est arrivé et nous étions quelques centaines à peine lors du festival punk de Mont-de-Marsan. J’ai tout de suite compris que j’appartenais à une culture underground puisque la scène punk française se résumait à un millier de personnes – et encore, je suis généreux. Etre dans la minorité, surtout dans les années 70, était très encouragé par la musique et le cinéma, surtout dans une France qui était majoritairement à droite, très à droite. Et dès le punk, j’étais minoritaire à l’intérieur d’une minorité, car j’étais gay. Cette minorité était éclairante, elle avait envie de dire à la société « Regardez, c’est intéressant, il se passe quelque chose qui marque un moment de notre évolution, culturelle et sexuelle ». Je me pose souvent ces questions face à des phénomènes comme le surf ou le skate. Au départ, ces cultures sont nées grâce à une centaine de personnes. Quelques décennies plus tard, elles sont connues de tous et se développent à travers les cinq continents.

C’est ce qui s’est passé avec le sida. Au tout début, il y a 25 ans, tout a été créé à partir d’une centaine de personnes à travers le monde. C’est tellement précis qu’on pourrait vraiment en faire une liste exhaustive. C’est cette extrême minorité qui a établi ce que nous savons aujourd’hui. Mais qui le sait ? Qui a envie de le savoir ? Qui ressent le besoin de comprendre pourquoi nous faisons ce que nous faisons dans cette maladie ? Sommes-nous fidèles à ce qui nous a motivé, il y a de nombreuses années, dans l’investissement de ce sujet qui nous a mis, de facto, à part ? Les Américains ont une passion pour la mesure mathématique de toute chose et pour la création des listes. Dès que nous commençons à discuter du contenu d’une liste, nous validons l’idée que l’on peut traiter la culture d’une manière lexicale. C’est peut-être ce qui nous manque, en France, pour comprendre ce qui nous reste à faire, car la liste du sida est loin d’être terminée, malgré l’usure qui nous entoure.