Politique / Sida Le Journal du Sida Octobre 2006

La porcha

En fait, il vaut mieux se taire, paraît-il. Si j’ai le malheur et l’arrogance d’écrire ce que je pense dans cette chronique, c’est comme si toute la communauté sida se sentait visée. Je suis pourtant loin de croire que tout le monde lit ces mots, ce qui devrait aider à relativiser. Mais certains décrètent qu’ils ne me parleront plus, d’autres se demandent ce qu’ils ont pu faire pour que je sois si méchant, d’autres voudraient savoir au nom de qui je parle. Lors d’un débat en province, les militants d’une association de lutte contre le sida s’était indignés, avant que j’arrive, avec cet argument : « Pourquoi l’invitez-vous, il ne représente aucune association ! ». Il faudrait s’excuser d’avoir sa propre opinion, se prosterner pour l’affront sur le point d’être commis, supplier pour ouvrir la bouche et surtout, regarder dans son dos en partant, au cas où une tractopelle conduite par un volontaire associatif passerait par là. Si je tente de trouver des nouveaux sujets pour cette chronique qui dure depuis plus de douze ans désormais, c’est atrocement prétentieux de ma part, je l’admets. Je ferais mieux de me conforter au moule des chroniques des newsletter sida où, finalement, la parole n’est que le relais de la pensée dominante de l’association qui imprime le papier. C’est forcément consensuel et limite rabâché. Si j’exprime une idée, parfois aussi pour la tester, je deviens la porcha du sida, la folle traîtresse qui se libère trop facilement des attaches associatives qui devraient, visiblement, contrôler nos mots et le ton de notre voix, pour toujours. En fait, dans le sida, désormais, il est impératif de ne plus faire de vagues. Comme une forme de militantisme radical a du plomb dans l’aile (et nous n’allons pas prétendre que nous ne l’avons pas remarqué), le consensus mou est devenu le seul but à atteindre. Il est très superficiel, les associations ne s’entendent pas vraiment mieux qu’il y a dix ans, mais il est apprécié de ne pas le dire. Je suis la porcha stupide, qui plus est, celle qui pensait que le sida était une maladie si spéciale qui nous amenait à aller au fond des choses, en posant des questions fondamentales qui sont le reflet de la société – à l’avant garde s’il vous plait. Il n’y a pas si longtemps, quand vous aviez un militant sida à table, vous pouviez être sûr que la discussion aborderait des sujets excitants, novateurs, des idées qui allaient de l’avant. Aujourd’hui, si un militant sida partage un plat avec vous, non seulement la discussion est somewhat plus terne, mais les trois quarts du temps, le sida n’est même plus abordé. Et si vous posez une question anodine, pour relancer le débat, comme « Et tu en penses quoi, de la nouvelle stratégie américaine sur le dépistage systématique ? », alors là, vous êtes démasqué : vous avez un « agenda ». Très vite, vous enchaînez sur Madonna et ses projets d’aides aux orphelins du sida au Malawi grâce à trois millions de dollars, mais la nouvelle est triviale. Il est alors plus judicieux de passer au salon pour parler d’autre chose.

Je viens de terminer mon quatrième livre et je me dis que si une simple chronique parvient à énerver à ce point, alors quatre cent pages… Je serais sincèrement heureux de voir davantage de personnes parler plus sincèrement du sida, sans se demander si l’amie d’un ami d’une amie ne se sentirait pas stigmatisée ou marginalisée. Mais la porcha est égoïste, c’est là son moindre défaut. C’est la première fois que je prends autant de plaisir à écrire, avec la liberté de sortir du cadre bien défini d’un sujet, en prenant le temps, en ouvrant les portes de la maison. Bah, je dois être bien largué pour apprécier le fait de m’exprimer sans trembler à l’idée que Paris répondra, d’une même voix : « Mais au nom de qui parle-t-il ? ». Je ne devrais même pas prétendre avoir tiré du plaisir dans l’écriture, c’est encore une fois orgueilleux. Et puis je ne prends pas en compte tous les précaires de la parole, ceux qui sont invisibles parce qu’ils travaillent, tu comprends, ils sont le nez dans le guidon. Mais c’est ça que je ne saisis pas, précisément : ils disposent de structures qui leur permettent de donner leur opinion. Seul comme je suis, ou dans une association, tout devrait aider à libérer la parole.