Politique / Sida Le Journal du Sida Septembre 2006

Le baobab

La mort récente de Lionel Royon a touché beaucoup de militants qui font partie de la deuxième génération sida, celle qui s’est engagée à la fin des années 80 et au début des années 90. Lionel a eu une part importante dans la naissance et le développement du TRT-5 et, quand les antiprotéases sont arrivées, il a été le premier à prendre du recul pour s’engager d’une autre manière, sur d’autres fronts. Comme beaucoup de séropositifs dubitatifs face à une survie qu’ils n’avaient pas complètement prévue, il s’est mis à relire les classiques et a entrepris le chant. Il y a deux jours, Xavier Rey-Coquais m’envoie un mail, suite au décès. Il est bouleversé, mais il veut connaître mon avis sur la vie associative, le combat sur le VIH, l’avenir en général. Au téléphone, je sens quelqu’un qui est peut-être en train de digérer une perte en se demandant si ce n’est pas le moment de changer la direction de sa vie. Quand on approche la cinquantaine, c’est souvent le moment décisif de l’ajustement, de la remise en question de son travail, de la projection pour la décennie délicate à venir. A cinquante ans, il faut être content de soi, être passionné par ce que l’on fait, autrement l’amertume n’est pas loin. Je lui donne des idées qui ne sont pas très originales en soi. Après quinze ans dans le sida, il est logique de souhaiter autre chose. La vie associative a du bon, mais elle s’endort sur un fonctionnement qui n’est pas toujours très humain. C’est une administration, comme toutes les administrations – et ce n’est pas ce qui nous a attiré, au début, dans ce combat.

Les années passent et le doute s’installe : est-ce que je fais est vraiment nécessaire ? Même si les associations attirent moins de monde, notre rôle se limite-t-il à tenir coûte que coûte, parce que personne ne veut prendre une place qu’on occupe depuis longtemps ? Et surtout, comment est la vie sans ce cadre si particulier de l’engagement ? Au bout de tant d’années à « penser sida », il existe au loin un rythme, un son vital, une tentation lumineuse qui nous ramènent à ce que nous étions avant cet engagement. La disparition d’un proche fait toujours office de jalon. La vie continue, mais les questions ou l’émotion peuvent servir pour une remise en question philosophique de sa propre vie ou de son travail. Mon expérience dans le sida m’a montré que ce qui empêche certains de passer à autre chose n’est pas seulement de l’ordre de la fidélité ou l’obstination. Il y a aussi une culpabilité dans l’imagination du départ et je ne crois pas qu’on puisse être bon dans son travail sur la base d’un sentiment très sournois qui entraîne parfois de nombreux regrets et insatisfactions. De plus, cette culpabilité fausse souvent le jugement politique. Une cause paraît juste, mais elle n’est que le résultat de la peur de ne plus être à la hauteur d’un concept qui est devenu imperceptiblement dépassé. On s’accroche à une période faste, celle du sida qui provoquait des vocations hebdomadaires. Si je respecte toujours le travail de groupes comme le TRT-5, il est pourtant indéniable que ses objectifs actuels sont loin d’atteindre la perpétuelle course qui était la nôtre, il y a dix ans. Alors, il y a peut-être un domaine de sa vie qui a été mis de côté durant toutes ces années pendant lesquelles il fallait rester absolument concentré sur le sida parce que sinon, c’était le sida qui se concentrait sur nous.

Je ne sais pas comment on s’habitue à l’idée qu’on va mourir sans voir une de ces choses essentielles de la planète comme un baobab ou l’Ile de Pâques. Pourtant, il n’a jamais été aussi facile d’y aller, de voir pour soi. Mais tout le monde comprend que la terre est trop vaste. Il n’y a jamais assez de temps. Militants, nous nous demandions même si nous avions le droit de faire de tels voyages. Le sida ne prenait jamais de vacances, paraît-il. Eh bien, aujourd’hui, il en prend. C’est peut-être le moment de faire ces milliers de kilomètres pour toucher l’écorce du grand arbre ou passer la main sur la pierre de la grande statue.