Politique / Sida "Sida 2.0" dans Libération

Double page dans Libé par Eric Favereau avec Gilles Pialoux sur notre livre "Sida 2.0". J’ai juste à dire un truc : je n’habite pas dans la Sarthe mais à côté et je ne POSSEDE pas du tout la maison dans laquelle je vis. Je paie un loyer, damn.

Ancien journaliste à Libération de 1984 à 1990 (il signait Gilles Pial), Gilles Pialoux est chef de service des maladies infectieuses à l’hôpital Tenon, à Paris.

Installé dans un petit village de la Sarthe où il s’est retiré, Didier Lestrade a fondé, en 1989, l’association Act Up. Militant radical, il conserve la même colère, en particulier contre la communauté gay chez qui la contamination du sida n’a pas cessé.

Un médecin, un activiste, qui ont traversé l’histoire de la lutte contre le sida. Depuis trente ans, ils se sont croisés, se sont même fréquentés un temps à Libération. Ensemble, ils ont écrit un livre sur cette histoire commune, leurs rapports pendant trente ans à l’épidémie du sida. Regards croisés sur une histoire qui se poursuit.

Trente ans après l’apparition des premiers cas de sida dans le monde, certains ont le sentiment que tout s’est banalisé, normalisé.
Didier Lestrade : Un travail exemplaire a été fait. L’évolution du corps médical et celle de la relation malade-médecin ont été saisissantes. On est arrivé à un niveau de connivence inédit. Et cela le reste.

Gilles Pialoux : Le cliché est de prétendre que le milieu associatif antisida est à bout de souffle. Certes, les associations sont un peu perdues, mais elles sont encore actives.

Quelle est la cause de ce désarroi ?
G.P. : Trente ans après l’arrivée du virus, après des victoires majeures, nous traversons un moment particulier où le médical semble être partout. Il s’invite même dans la prévention : ainsi va-t-on commencer un essai en donnant des médicaments à des séronégatifs avant une situation de prise de risques sexuels. C’est déroutant, et la communauté associative, souvent un peu paranoïaque vis-à-vis du monde médical, se méfie. Second problème : historiquement, le milieu associatif de lutte contre le sida s’est créé en se démarquant des associations communautaires - gays, LGBT [lesbiennes, gay, bi et transsexuels, ndlr]. Elles devraient s’en charger aussi.

D.L. : Autrefois, ces associations réfléchissaient en amont sur ce qui arrivait, elles posaient les problèmes, lançaient des pistes. Aujourd’hui, elles sont presque à la traîne, ne vont plus aussi vite que la recherche.

L’arrivée des traitements avec les trithérapies en 1996 a-t-elle tout changé en remettant chacun à sa place ?
D.L. : Oui, tout a changé avec les traitements. Quand les gens ont un traitement, même s’il n’est pas génial, si les effets secondaires sont lourds et incertains, le regard sur la maladie change. Le sida est un peu devenu une maladie comme une autre. L’opinion publique aussi a changé…

G.P. : Pour nous qui étions sur le terrain, les choses avaient changé un peu avant, quand, dès 1995, on a perçu une baisse de la mortalité. Mais effectivement, dans l’histoire de l’épidémie, l’arrivée des traitements marque le début du changement dans le rapport à cette maladie. Mais le sida va se mettre à déteindre sur d’autres maladies chroniques, l’hépatite C, le diabète, etc. On peut parler sans doute de banalisation, mais n’idéalisons pas le passé : le rapport soignant-soigné n’a jamais fonctionné comme une démocratie participative. Nous, médecins, ne passions pas notre temps à demander au patient ce qu’il pensait. Dans le duo, l’un prend les décisions, l’autre avale des comprimés.

Peut-on évoquer, durant ces trente ans, un beau souvenir ?
D.L. : Un beau souvenir ? Quand on a senti, au TRT-5 [groupement interassociatif focalisé sur des problématiques liées au traitement de l’infection à VIH et à la recherche menée en ce domaine, ndlr], qu’on arrivait à débloquer l’arrivée des antiprotéases. Le TRT-5, c’est la plus grande réussite du mouvement associatif français dans le domaine des traitements. Quel était le projet ? Rassembler cinq associations en 1992, pour faire un groupe d’experts de malades.

Au début, l’ambiance est passionnante : entre nous, on ne parle que de médicaments et non de la politique sida en général. Arrivent donc les antiprotéases, en 1996, mais en petit nombre. Comment faire ? Certains parlent de tirer les malades au sort. En France, nous avons réussi à imposer le traitement pour tous. A ce moment-là on pouvait avoir le sentiment que tout le travail militant payait. Tout le monde allait dans la même direction, même l’Etat. Je me souviens d’une réunion chez Bernard Kouchner [ministre de la Santé en 1992-1993, ndlr], on discutait, tout se réglait, les problèmes d’ego ne bloquaient plus rien.

G.P. : Un moment ? Je dirais en février 1990, quand j’étais à l’hôpital de l’Institut Pasteur avec Paul Janssen. Cet homme, pharmacologue et milliardaire, a fondé là l’un des plus grands laboratoires mondiaux. Il dessine sur la nappe les molécules dont il avait fait la copie dans le cadre de la recherche contre le VIH.J’ai été impressionné de voir des gens de cette puissance au travail. Je me disais : « Si ça bouge avec des gens comme ça, alors tout devient possible. »

J’ai un autre joli souvenir. En juin 1992, les premières injections de candidat-vaccin chez des volontaires. La rencontre avec ces gens qui venaient pour rien, arrivant de nulle part dans une démarche altruiste. Ils acceptaient des contraintes, simplement pour participer à un essai, c’était impressionnant et très émouvant.

A l’inverse, un moment oublié ?
D.L. : Lors d’une conférence médicale à Denver dans le Colorado, en 1985. Au tout début, donc. Le langage de présentation médicale était alors absolument hermétique, et soudain les malades ont pris conscience que les médecins et les chercheurs ne s’adressaient pas à eux. Alors un groupe de séropositifs a décidé de rédiger en marge de la conférence une dizaine de principes, une sorte de charte qui a mis le malade au centre de la recherche. C’étaient « les principes de Denver ». Des mots, mais comme un fil invisible qui marquera les années à venir : la charpente idéologique du militantisme sida était née. Nous, militants, qui ne savions pas du tout par où commencer, nous voyions les choses s’éclairer. Aujourd’hui, dire qu’il faut mettre le malade au centre est une tarte à la crème. A ce moment-là, cela signifiait que les médecins devaient arrêter de ne parler qu’entre eux.

Votre rôle a-t-il changé ?
D.L. : Etre malade, faire des séjours à l’hôpital, fut une expérience humaine très forte. Mais on faisait aussi une autre expérience : celle d’appartenir à une épidémie. Bizarrement, vous êtes seul dans la maladie, et pourtant vous êtes membre d’un ensemble beaucoup plus grand. Vous faites partie de la chaîne d’amitié de la mort, mais le virus qui vous habite doit absolument trouver d’autres hôtes pour survivre… Voilà pourquoi j’ai écrit qu’il était passionnant de faire partie d’une épidémie en tant que personne contaminée. Aujourd’hui, je me sens toujours militant, mais je suis devenu très pragmatique, alors que j’étais, autrefois, beaucoup plus dogmatique. Nous, Français, occupons une place à part dans la lutte mondiale contre le sida. C’est l’un des rares pays qui a tenu à aboutir ce travail. Quant à moi, étant entré dans une période de chronicité de la maladie, je mets le VIH au même niveau que le diabète, l’asthme…

G.P. : Nous sommes dans une même communauté de colère et de vigilance. Mais je ne dirais pas que c’est une maladie chronique comme les autres. On le voit bien, aujourd’hui avec les enjeux de la prévention : comment casser l’épidémie chez les gays ? Comment protéger les séronégatifs ? Quand nous avons fait ce rapport sur les nouveaux outils de prévention avec la sociologue France Lert (1), l’année dernière, nous avons été confrontés à des questions inédites sur la sexualité. Non, le sida reste à part.

Vieillir avec le sida, c’est possible ?
D.L. : Ma mère a été la première à me dire que je n’allais pas mourir du sida. C’était en 1999, et cela m’a bien sûr énervé. Cela étant, vieillir avec le sida n’est pas simple. Il y a la solitude. Pour ma part, je possède une maison, mais tant d’autres malades vivent dans la précarité. Alors, vieillir dans les maisons de retraite ? J’étais dans une maladie moderne, et maintenant ? C’est une autre histoire.

G.P. : Les soignants ont eu à subir des phases successives de burn out, c’est-à-dire d’effondrement. La première a été la plus difficile avec les morts en série des malades. Puis il y a eu les échecs du vaccin, etc. Maintenant, on pourrait presque dire que l’histoire s’est calmée. Je ne sais pas si on a bien vieilli, mais on a pris du recul. Notre livre est calme.

Aujourd’hui, on parle beaucoup d’en finir avec l’épidémie du sida. Un vœu pieux ?
D.L. : Je crois qu’on peut en finir. Les outils sont là : dans certains des pays les plus touchés, il y a de l’argent, comme en Chine ou au Brésil. Un exemple : la baisse de la contamination en Inde est un fantastique symbole. Qui aurait pu imaginer que ce pays présenté, il y a dix ans, comme le lieu où l’épidémie allait flamber, allait de fait la maîtriser ? Ce n’est pas encore gagné, mais c’est une épidémie que l’on peut enrayer et essouffler à sa source. Et puis, la fin du sida, si on s’en donne les moyens, pourrait aider à affronter plus intelligemment d’autres fléaux qui menacent le XXIe siècle, la faim dans le monde, le problème de l’eau… Car le sida est au centre de la santé et de l’éducation.

G.P. : Je suis moins optimiste. Pour deux raisons. L’OMS a défini un objectif de zéro contamination, et de zéro mort, mais j’ai peur que l’annonce de cet objectif ait un effet contre-productif, par exemple en matière de prévention. J’ai peur que l’objectif d’une éradication soit aussi contre productif en matière de financements internationaux, quand on voit les difficultés que rencontre le Fonds mondial contre le sida. Lorsqu’on observe ce qui se passe dans les pays du Sud, la complexité de gérer les traitements et de passer aux traitements de deuxième ligne qui sont beaucoup plus chers, on voit bien qu’on reste dans une économie contrainte. Cette épidémie va durer, peut-être à bas bruits, mais elle va continuer. C’est moins grave, mais elle est là et le restera.

(1) Rapport publié en novembre 2009 par France Lert et Gilles Pialoux : « Prévention et réduction des risques dans les groupes à haut risque vis-à-vis du VIH et des IST ».

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