Politique / Sida Le Journal du Sida Septembre 2007

Rétrospective

J’ai grandi dans une ferme où se trouvait un hangar dans lequel croupit encore, peut-être, la collection de disques de mon adolescence. Toute ma famille sait que j’ai volé ces centaines de 33 tours car je n’avais alors pas les moyens de me les acheter. À partir de 13 ans, j’ai commencé à écumer les magasins de disques. Je ne volais pas de livres, pas de fringues, uniquement de la musique. Pour raccourcir cette histoire, disons que cette collection était très riche, allant du reggae au heavy métal, du psyché au glam rock, du blues au country. Mes groupes préférés étaient Led Zeppelin, Mott The Hoople, Hawkwind, Poco, Kraftwerk. À 18 ans, j’ai quitté la ferme sans dire au revoir à mon père et j’ai laissé les disques sans prendre la peine de les ranger. Je m’entends bien avec mon père aujourd’hui, mais disons que pendant quelques années, nous étions mutuellement soulagés de ne plus nous voir. Ces disques ont fini dans des caisses en plastic noir qui ont été mises au premier étage de ce hangar sombre et humide. Pendant les quinze années qui ont suivi, quand je visitais mon père, je passais devant l’échelle qui menait à cette collection, mais je ne faisais rien pour la sauver, sachant que c’était sûrement trop tard. Cela ne me gênait pas, j’avais de nouveaux goûts musicaux. C’était le passé, les années noires de l’adolescence, la colère. Depuis deux ans, je m’intéresse à nouveau au rock et je me demande, parfois, ce que je ressentirais si j’écoutais à nouveau ces vieux disques. Même si certains ont beaucoup vieilli, il possèdent une essence qui m’a nourri, puisque j’écoutais ces albums tout le temps, comme un fou. Quelles seraient mes impressions ? Serais-je submergé par un coup de cafard ou, au contraire, par la joie des retrouvailles ? Ces disques provoquerait-ils la réapparition de souvenirs que j’ai trop bien enfoui ?

C’est ce que je me demande quand je pense à ces quatorze années (je crois) de chroniques dans Le Journal du Sida. Car je suis toujours étonné qu’on m’ait demandé de les écrire, même si certains ne voudront pas le croire. Je sais que cela s’est fait à un moment où les gens d’Act Up avaient envie de travailler avec Arcat – et c’était réciproque. Mais je me suis mis écrire ces textes en tâtonnant, en évaluant ce que je pouvais révéler. Où finissait le partage, où commençait le manque de pudeur ? Pour parler du sida, fallait-il tout dire ? Et j’évalue toujours cette écriture même si je choisis ici l’occasion pour m’excuser auprès de certaines personnes que j’ai pu malmener dans le passé, et avec qui j’ai depuis repris contact. Je remercie Arcat de m’avoir autorisé à écrire au sein d’une association qui n’est pas la mienne. Je crois que c’est un cas unique dans notre domaine à tous et il faut beaucoup de constance, de l’autre côté, pour assumer ce que dit quelqu’un qui ne vient jamais rue Buzenval. Ces années de chroniques m’ont marqué. Elles m’ont aidé à aimer davantage l’écriture. Elles ont traversé de nombreuses années noires de l’épidémie, pas toutes, mais un bon nombre. Il y a eu des moments de fort découragement où cette chronique me permettait d’évacuer des sentiments qui étaient très liés au burn-out. Certains riaient même, en 1995, quand ces textes étaient si tristes que les gens disaient, en les lisant : « Il ne va pas très fort, en ce moment ! ». Mais je vais très bien maintenant. Cela fait plusieurs années que ça va. Parce que je n’écris pas ici pour être gnan-gnan. Si je choque certains, c’est parce que mon engagement dans le sida ne vient pas uniquement de la solidarité, il vient surtout de l’antagonisme. Je viens d’Act Up. Avant, à Act Up, on militait contre. Et si je relisais toutes ces chroniques aujourd’hui (ce que je ne fais jamais, rassurez-vous), je crois qu’à la louche, 70% de ces textes reflètent l’agressivité pure. Et ça, je ne m’en excuse pas. Je pense que ça sert, même si ça fait du mal, à tout le monde. Et c’est incroyable que les tous rédacteurs et les rédactrices en chef du Journal du Sida aient eu cette folie de me donner la parole. Peut-être qu’ils n’auraient pas du ! Alors, merci à ceux qui m’ont accepté.