Porno Interview dans l’Obs

"Le porno est devenu une culture à part entière"

C’est un des ovnis de cette rentrée littéraire. Dans « I Love Porn », le journaliste militant fondateur d’Act Up Paris, Didier Lestrade raconte à la première personne le porno comme genre cinématographique autant que comme ad‐ diction des sociétés contemporaines. Ou comment, depuis l’underground des années 70, la pornographie est devenue une industrie contemporaine.

La première phrase de votre livre est justement très personnelle. Vous écrivez : « Le porno a sauvé ma vie ». Comment est-ce possible ? Que voulez-vous dire par là ?

Le porno a d’abord eu pour moi mais aussi pour beaucoup de personnes dans la communauté gay une vocation thérapeutique. Je suis séropositif depuis 30 ans. L’épidémie du virus du sida a, par crainte de la maladie et par crainte de la sensualité, encouragé l’émergence d’un média alors méconnu, le porno gay. Pendant toutes ces années, pour une majorité de personnes seules - on oublie souvent à quel point le nombre de personnes vivant seules est grand en France -, c’est à la fois un soutien moral, un moyen de conserver sa libido et de rester en contact avec l’évolution des pratiques sexuelles. Par ailleurs, le porno, gay et hétéro, est devenu un immense media à part entière.

C’est-à-dire ?

Aujourd’hui, c’est un media qui, en terme d’attention que la population mondiale y porte et en terme de poids économique, est aussi important que la musique ou le sport. Si ce domaine et les gens qui le façonnent sont très peu décrits, il y a en revanche dans la communauté gay une vraie popularité des acteurs dont certains sont même devenus des leaders d’opinion respectés, particulièrement populaires sur les réseaux sociaux.

En un mot, ce qui était un genre cinématographique marginal est devenu mainstream ?

J’ai 63 ans aujourd’hui donc j’ai le recul nécessaire pour observer l’évolution depuis les années 70 d’un genre underground qui est maintenant passé dans la culture générale. D’ailleurs le premier texte que j’ai écrit en 1977 en arrivant à Paris, alors que je n’étais pas encore journaliste, s’appelait « Porno charmant ». La presse gay en a parlé bien plus tard, quand j’ai créé le magazine « Têtu » en 1995, peu de gens considéraient cet univers comme un sujet valide. Nous traitions le sujet, en l’occurrence la production de films et de DVD au même titre que la musique. Je n’ai pas de formation de journaliste, j’ai agi par intuition. Il était évident que l’influence du porno gay sur la photographie, la mode, les looks, le piercing, les tatouages et les comportements sexuels devenait très importante.

Quelle est cette influence sur les comportements sexuels ?

Certaines pratiques comme le multi-partenariat, les partages de partenaires, la bifle, les sextos, la sodomie, le bukkake,, sont devenues de plus en plus populaires. Elles ont notamment renouvelé les pratiques dans le couple côté gay comme hétéro. Le porno qui a été regardé seul pendant des années se regarde désormais à deux. Bien sûr, ce sont les jeunes qui à chaque génération empruntent au genre et bousculent les habitudes des plus anciens.

Vous évoquez également le fait que le porno qui fonctionne par niches ait peu à peu poussé les gens à « se spécialiser » sexuellement…

Depuis ses débuts, le cinéma pornographique illustre des comportements underground et en fait des sous-genres cinématographiques, qui grâce à cette nouvelle visibilité peuvent plus tard devenir des mouvements à part entière. C’est ainsi qu’on a poussé plus loin l’exploration du corps, on l’a écarté peu à peu du seul sexe, les pieds ont ainsi pris une importance capitale dans l’univers sexuel gay. Peu à peu, ces modes cachées se sont diffusées par capillarité et sont devenues des fantasmes très répandus. Les hétéros qui pendant des décennies ont rejeté tous les attributs de la sexualité gay comme la sodomie, le sperme, les fesses ou l’anus, se sont de plus en plus intéressés à ces pratiques. Aujourd’hui, le monde entier est obsédé par les fesses, si possible rebondies, au besoin en ajoutant de la chirurgie esthétique. À l’époque de la fluidité, même l’imaginaire trans, longtemps ultime repoussoir, est devenu fantasmatique pour certains hétéros. Concernant les questions de genre, on parle beaucoup d’identité en ce moment, il ne faut pas oublier la part prépondérante que prend la sexualité dans l’identité : on est aussi qui on baise !

Comment la production pornographique a-t-elle évolué dans le même temps ?

Aujourd’hui, la très grande majorité des images pornographiques consommées provient des « tubes » : youporn, porntube, redtube… Je dois d’ailleurs confesser qu’en raison de problème de débit internet, j’ai longtemps été privé de ces images. Ces plateformes diffusent en grande partie des extraits de films. La première leçon à en tirer, c’est que ce sont donc des copies. Il y a par définition à cause de la succession de reproductions une perte de qualité de l’image. Il faut y ajouter la réduction de la taille des écrans. Pendant les années 70, les films pornos se regardaient sur grand écran au cinéma, puis on est passé aux cassettes VHS pendant les années 80 sur les écrans de télévision, puis aux écrans d’ordinateur pour les DVD puis pour les images des sites et maintenant aux smartphones. Des longs-métrages nous sommes passés à des courts extraits regardés en moyenne dix minutes le temps de se masturber. Sur les plateformes, il n’y a plus souvent aucune mention du nom du film ; du réalisateur, des acteurs, de l’année de production, les titres, très excessifs, vulgaires, sont faits pour attirer l’internaute, ils n’ont souvent rien à voir avec le contenu. Ils sont d’ailleurs notamment créés par des algorithmes. Vous voyez la perte de qualité est immense à tout point de vue. La poésie du porno a disparu, on assiste à une dégradation du genre et à une banalisation.

Vous semblez même nostalgique de ce que vous appelez le « porno vanille » qui peut « être un manuel d’amour avec des partenaires égaux »…

Tout d’abord, il faut rappeler que tout le monde ne va pas vers le porno hardcore. La majorité du public regarde des choses relativement simples : pénétration à deux, fellation… Et c’est aussi ce qui concerne et satisfait la majorité des gens dans leur vie réelle. C’est également, on l’oublie souvent, le socle de la sexualité gay. Par ailleurs, la sexualité gay masculine ou féminine est bien plus égalitaire que la sexualité hétéro. Avec deux partenaires du même sexe, il y a beaucoup moins d’enjeu de pouvoir, de domination qu’entre un homme et une femme. Il y en a, mais on est d’égal à égal. Le système hétéro est profondément inégalitaire, la question du consentement a longtemps été mise de côté et le plaisir féminin n’est pas souvent pris en compte.

Ce « porno vanille » serait donc une des victimes de l’industrialisation que vous décrivez ?

La multitude de studios, chacun ayant son identité thématique et visuelle exactement comme pour la production d’autres films, a laissé place à un quasi monopole caché, le groupe Mindgeek ayant racheté de nombreux studios majeurs ou indépendants. Il existe bien encore quelques petits labels qui font avancer le genre face à l’uniformisation mais la production est tellement énorme sur le web que je ne crois pas à une perte de vitesse du genre. Un changement important a eu lieu ces dernières années, les acteurs ont pris le pouvoir sur les réalisateurs, ce qui permet d’avoir plus de spontanéité et de liberté dans les films.

Vous évoquez également la disparition du préservatif dans les films porno gays actuels. D’où ça vient ?

En général tout d’abord, les traitements du VIH permettent d’avoir une sexualité beaucoup moins traumatisante. Grâce aux avancées médicales et notamment aux anti-rétroviraux, la transmission du virus est beaucoup plus faible voire impossible pour beaucoup de personnes, ce qui les déculpabilise. Et puis la PrEP, qui permet de se protéger du VIH, a changé beaucoup de choses. Sur les annonces des applis de rencontres, on lit d’ailleurs beaucoup moins qu’avant « préservatif exigé ». L’époque est à nouveau décomplexée sur cette question. Et de nombreux studios qui les exigeaient pour les tournages ont laissé tomber.

Qu’est-ce que le porno peut encore nous apprendre sur la sexualité en 2021 ?

La sexualité est devenue un mode d’expression. Bien sûr, le sexe fait vendre et le porno s’est industrialisé mais on ne peut pas empêcher les gens d’expérimenter avec leur corps, c’est d’ailleurs une des seules choses qui peut nous sortir de la morosité de l’époque. Aujourd’hui, pour beaucoup cependant, le corps ne suffit plus.

C’est-à-dire ? Vous faites allusion au recours à des objets, au chemsex ?

Je pense d’abord au culte de la performance. Qui selon les personnes, nécessite de la chimie, l’emploi d’objets, d’être nombreux, d’avoir des relations pendant des heures, de se faire des piqûres pour bander le plus longtemps possible et leur lot d’addictions dans la foulée… Le nouveau fantasme des hétéros trentenaires, c’est finalement ce qu’ont réalisé les gays pendant des années : baiser défoncé à plusieurs pendant tout un week-end. Ce qui est, d’une certaine manière, le pendant d’une France bloquée sur les questions sexuelles, de liberté individuelle. Et qui ne remet absolument pas en question d’autres addictions, comme celle qui consiste à consommer à l’infini, des objets, des fringues…

La société s’est pourtant notamment ouverte grâce au mouvement #metoo…

Oui, c’est également présent dans le monde du porno. Depuis quinze ans, les nouveaux films et sites permettent une réelle expression des minorités ethniques. Dans cette industrie blanche, les personnes racisées ont longtemps été victimes d’exotisme. Le porno peut être un facteur de tolérance, une manière de découvrir le corps de l’autre, de mieux comprendre l’autre et de l’accepter.

Finalement, votre livre tend à démontrer que le porno est devenu une culture à part entière. Que voulez-vous dire par là ?

Tout d’abord, il ne faut pas oublier que nous faisons désormais face à un corpus de 50 années de production. Par ailleurs, c’est au moment même où nos nous parlons, en pleine journée, ce qui est le plus téléchargé au monde. Si on veut analyser l’évolution des mœurs sexuelles, il n’y a pas meilleur objet, ce n’est pas dans la presse féminine qu’on va trouver quelque chose d’aussi précis et authentique. Enfin, comme je l’ai déjà dit, l’influence du genre sur la photographie, la mode, la musique, le BDSM, l’idée de fidélité exclusive, la morale même est immense. On peut d’ailleurs légitimement se demander si le genre littéraire de l’autofiction n’a pas été un moyen détourné d’évoquer son intimité, sa sexualité et in fine la pornographie. On a préféré le témoignage désespéré et destructeur d’auteurs comme Guillaume Dustan plutôt que décrire la sexualité de la majorité, ou d’une sexualité épanouie. Bref, on est allé dans le gore, parce que c’est plus facile. Or, tout cela, cette culture, mal vue, mal comprise, a été censurée pendant des années, au mieux tue, cachée. Aujourd’hui encore, les enfants et les adolescents découvrent leur corps et la sexualité par ce biais-là. Tout le monde le déplore mais personne ne fait rien contre. Les parents et l’Education nationale dont c’est pourtant le travail se défaussent complètement, le porno, au final, ça arrange tout le monde.