Politique / Sida Le Journal du Sida Juillet 2012

Trauma

Bon alors, ce qu’il faut dire tout de suite une chose sur les béquilles, c’est que c’est extrêmement casse gueule. On oublie très vite qu’on a une jambe cassée et un plâtre qui va des orteils au sommet de la cuisse, parce que le vrai danger, ce sont ces béquilles. Est-ce que quelqu’un a remarqué l’extrême ironie de ces deux instruments de malheur, sensées vous aider après un tibia et un péroné cassés, sont précisément celles qui vont vous faire tomber à nouveau ? Et vous casser autre chose ou abîmer encore plus votre jambe cassée ? Il doit y avoir une machination commerciale, une sorte de spirale des services de traumatologie, une fois qu’on s’est cassé un membre, on en casse un autre et après c’est le tapis de la salle de bains qui fait glisser la base de la béquille droite et hop, tout glisse sur le côté, votre visage s’affaisse sur le lavabo et s’y fracasse dessus, c’est la nuit, vous êtes mort.

Vraiment non, avoir des béquilles c’est pas aussi drôle que dans "Pirates des Caraïbes" et il ne faut pas croire non plus que tout le monde se débrouille bien comme ces kids de 22 ans qui reviennent du ski et qui savent déjà faire un triple saut Axel avec. Quand vous avez des béquilles et qu’il est formellement interdit d’appuyer sur le sol pendant 2 mois, il n’y a aucun moment où vous pouvez vous relâcher, décider de ne pas regarder où vous posez vos deux béquilles. Non, on ne pas faire ça à moitié car autrement on tombe. Qu’il y ait du monde ou pas à la maison, c’est pareil. Donc chaque pas devient de la chorégraphie d’handicapé. Le pied gauche, celui qui travaille tout le temps, fait des drôles de tournis sur place pour changer de direction dans la pièce, il fait des trucs d’équilibriste ou de patineur sur glace (avec beaucoup moins de style) pour entrer dans la douche, il est le balancier du centre de gravité du corps. On apprend à rester debout en s’appuyant le moins possible sur la seule jambe valide, pour la reposer et ainsi rester debout plus longtemps, dans le jardin par exemple. Comme un héron. Sans bouger. On peut servir de séchoir à linge. À cause des béquilles, on prend des positions d’insecte où il faut toujours s’assurer de sa stabilité tout en allant chercher l’objet dont on a besoin. Boire un verre d’eau est compliqué, c’est la honte quoi. Les toilettes avec la jambe dans le plâtre en l’air, c’est délicat je vous assure. Faire pipi dans un pot à côté du lit parce que no way vous allez prendre les béquilles à 5h du matin, pas réveillé, pour aller à la salle de bains ! Surtout pas ! Les enfants, n’essayez pas ça chez vous ! Seul "Jackass" peut prendre un tel risque !

Si vous avez oublié un truc dans une pièce, il faut TOUT recommencer et repartir là-bas et revenir et chaque pas doit être calculé. Si vous décidez d’être audacieux et de poser la béquille 10cm trop loin, vous glissez sur le carrelage, votre tête se fracasse contre la statue chinoise de l’entrée et vous êtes mort, et c’est la nuit et cetera et cetera. De toute manière, à cause de la jambe, moins on bouge et mieux c’est. C’est un été fantastique ! Après, vous prenez l’habitude de porter autour du coup un sac où vous y mettez tous les objets importants comme le téléphone, une cannette de bière (OK c’est l’été quoi), de l’ambre solaire pour bien faire bronzer la jambe gauche afin de ridiculiser encore plus la jambe droite anémiée qui sortira du plâtre fin août, un spectacle que personne ne devrait manquer, et quoi d’autre dans ce sac, mon dieu je ressemble à une bag lady, ah oui, mon Calcium et je suis comme tous les handicapés qui inventent des trucs pour se faciliter la vie, parce qu’il le faut.

Tout ça à cause de deux béquilles ? Il faut avoir un permis pour utiliser ces instruments de torture ? Et on ne peut rien y faire en plus. Une épreuve, c’est juste une autre épreuve, Didier. Je demande en riant à mes amis comment ils me trouvent en infirme et ils me disent d’un regard gêné : "Etrange..."